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Grand Est: la route de la délocalisation

Voyage dans le quotidien de ces laissés-pour-compte du capitalisme financier, parcours initiatique au cœur de son enfance, réflexion pessimiste, mais implacablement réaliste sur les nouveaux visages des victimes de cette économie,est une bande dessinée troublante.
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Existe-t-il de plus beaux moments pour se confier que ces longs trajets de trains, de voitures, de bateaux ou d'avions? Enfermés dans ces endroits clos, où le temps s'égrène au rythme des paysages répétitifs et des mélodies hypnotisantes des moteurs, les langues se délient, les personnalités se découvrent et les confidences se font faciles.

Le dernier train pour Alger

Paris 1984, comme le veut la tradition familiale, Pauline, jeune adolescente, doit se rendre chez sa grand-mère paternelle en Touraine à l'occasion des célébrations pascales. Et comme ses sœurs y sont déjà, elle doit prendre le train, seule, avec son père, qu'elle ne voit plus souvent, un homme strict, renfermé, sans émotion, qui parle peu sinon pour lui faire des remontrances. Une perspective qui ne l'enchante guère. Tout au long de l'interminable voyage, pressé par ses incessantes questions, l'homme finira par laisser filtrer certains de ses secrets les mieux gardés, ceux concernant sa guerre d'Algérie alors qu'il y servait comme médecin affecté à l'armée française.

Inspiré en partie des souvenirs du père de la scénariste Claire Dallanges, Salam Toubib, chronique d'un médecin appelé en Algérie, 1959-1961 est un regard intimiste sur ce conflit qui ravage encore aujourd'hui la France et l'Algérie et qui refuse toujours de se cicatriser.

Comme Un maillot pour l'Algérie, Salam Toubib présente une autre guerre d'Algérie, loin du fracas des champs de batailles, une guerre d'Algérie vécue dans des casernes perdues au milieu du désert et des montagnes désolées empreintes de mysticisme, où le temps est immobile, où les médecins militaires français soignent autant les soldats que la population arabe locale, les Pieds-noirs ou les membres et les sympathisants du FLN, où l'armée n'est pas ce corps monolithique, impénétrable, soumis à une seule idéologie, mais plutôt un lieu où se retrouve les différents débats qui alimentent la société française: l'effondrement de l'empire colonial, sa remise en question, la dénonciation de l'impérialisme français, etc.

Grâce à son choix judicieux d'anecdotes, qui se déroule sur plusieurs terrains, Dallanges se transforme en une anthropologue de la guerre, présentant des instantanées du quotidien d'un médecin militaire, des soldats et des populations locales qui l'entourent. Sans parti-pris ou jugement, la scénariste donne la parole non pas aux militaires de carrière, mais aux appelés, ceux qui ont vécu ce conflit violent et cruel sans y être préparés, laissant au lecteur le choix de juger l'action de ces soldats.

Au-delà de cette guerre à hauteur d'homme, Salam Toubib est aussi une découverte et une réconciliation entre cette fougueuse adolescente prompte à jeter ses anathèmes et son père froid, distant, sévère, victime, lui aussi, des blessures incurables de la guerre.

L'autoroute de la désolation

Denis est journaliste, enfin plus vraiment, du moins plus à temps plein, et documentariste en manque d'inspiration. Profitant de l'absence de son épouse, partie aider une de ses filles aux États-Unis, il décide d'entreprendre avec son jeune fils une randonnée à travers les routes d'une Alsace et d'une Lorraine, où il a passé sa jeunesse, victimes des délocalisations, des espoirs trompés de la mondialisation, des promesses bidons des politiciens et de la tristesse d'une population condamnée à la pauvreté par des apôtres et des célébrants de la nouvelle économie dans l'indifférence générale. Entre discussions sur les mérites des super-héros et réflexions sur l'histoire économique des 40 dernières années, Denis revisite son enfance et redécouvre ces régions qui l'ont profondément marqué.

Voyage dans le quotidien de ces laissés-pour-compte du capitalisme financier, parcours initiatique au cœur de son enfance, réflexion pessimiste, mais implacablement réaliste sur les nouveaux visages des victimes de cette économie, Grand Est est une bande dessinée troublante. Troublante par la pertinence et la justesse de ces observations, troublante par ces constatations sur une démocratie au service des puissants de ce monde, troublante par le désespoir de ces ouvriers, de ces familles, de ces enfants qui voient leur vie partir en vrille et qui n'en finissent plus d'accuser les contrecoups de la dégradation de ces régions sacrifiées à l'autel de la rentabilité, des profits et du bien-être de ces armées d'actionnaires anonymes.

Débutant comme un road-trip traditionnel, Grand Est devient rapidement un reportage d'une précision chirurgicale sur la situation économique, politique et sociale de ces deux régions. Comme le bon journaliste d'investigation qu'il est - c'est quand même lui qui a révélé au grand jour l'affaire Clearstream qui secoua le pouvoir politique et économique français - Denis Robert maîtrise parfaitement le storytelling semant intelligemment, à travers ses anecdotes et ses personnages criants de vérité, ses réflexions et ses observations d'une limpidité exemplaire, sans excès de didactisme ou de propagande, tout en gardant constamment notre attention.

Le dessin sobre, épuré et émotif de Franck Biancarelli traduit brillamment la douce amertume et la colère résignée de Denis alors qu'il parcourt les chemins désolés de ce qui fut jadis des zones industrielles et économiques fondamentales pour la France.

Et si l'histoire économique de la France des 40 dernières années peut nous sembler moins familière, cette randonnée à travers les misères des victimes de néo-libéralisme émeut, révolte et fait vibrer nos cordes sensibles.

Parce qu'en bout de piste, le sort des travailleurs lorrains, alsaciens, québécois, belges, italiens ou occidentaux n'est pas si différent.

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Triste nouvelle dans le monde de la bande dessinée québécoise. Après 29 ans et 299 numéros le magazine Safarir rend l'âme. Que l'on soit d'accord ou non avec l'humour qu'exploitait ce magazine, il reste qu'il a eu un rôle essentiel dans notre bande dessinée et qu'il a permis aux lecteurs québécois de découvrir la richesse de notre bande dessinée d'humour. Repose en paix Safarir et merci pour les souvenirs.

Claire Dallanges, Marc Védrinez. Salam Toubib, chronique d'un médecin appelé en Algérie, 1959-1961. Delcourt.

Robert Denis, Franck Biancarelli, Grand Est,Dargaud.

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