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Thierry Lemaire: la bande dessinée sous la loupe de l'Histoire

Le révisionnisme est un des dangers qui guette la bande dessinée historique.
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Mars 2015. Irrités par l'image des Premières Nations véhiculée dans Tintin en Amérique, des Winnipégois demandent le retrait de la bande dessinée d'Hergé des bibliothèques municipales de la capitale manitobaine et d'une succursale de Chapters. Cette anecdote illustre à merveille les méfaits de la rectitude politique, les mirages du révisionnisme historique et l'hypocrisie des âmes bien pensantes qui, pour un oui ou pour un non, sont prêtes à rétablir toutes les formes de censure sans tenir compte des contextes de création.

Heureusement pour nous, le site Cases d'Histoire décortique les bandes dessinées historiques pour empêcher des réactions excessives comme celle des habitants de Winnipeg et pour éviter que les visions que certaines bédés proposent deviennent parole d'évangile. Nous avons rejoint un de ses fondateurs Thierry Lemaire, pour parler bd, Histoire et bd historique.

«Le révisionnisme est un des dangers qui guette la bande dessinée historique. Mais elle n'est pas la seule. Le cinéma et le roman peuvent aussi tomber dans ce piège et mettre à l'avant des faits qui sont faux ou qui relèvent de la supposition, et les montrer comme s'ils étaient la réalité», explique le journaliste.

Force est de constater que cette possibilité de travestir la réalité historique et d'imposer une vision tronquée est réelle, du moins pour ceux qui ont moins d'atomes crochus avec l'Histoire. Il n'est pas de rare de croiser des individus qui réduisent le débarquement de Normandie à l'image proposée par Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan.

«C'est effectivement un danger. C'est pourquoi dans nos articles et nos critiques nous soulignons les éléments qui semblent les plus douteux et les plus discutables historiquement.» Pour illustrer ses propos, le journaliste, historien et archéologue de formation, cite le cas de Kersten, médecin d'Himmler, publié chez Glénat, une bédé qui célèbre le caractère héroïque de l'ostéopathe personnel du maître des SS. Felix Kersten aurait sauvé plusieurs juifs de la mort et empêché la déportation de la population hollandaise.

«On peut parfois être trompé par ce qu'on lit et penser que c'est la vérité. C'est ce qui est arrivé dans cette bédé historique. Les auteurs ont pris pour argent comptant la biographie de Kersten écrite par Joseph Kessel. Kessel a rencontré le personnage, mais il n'a jamais pu corroborer ses propos pour une raison très simple: l'absence de témoins lors de ses conversations avec Himmler. Kessel a donc dû se fier qu'aux propos de l'ostéopathe. On trouvait important de faire un papier la-dessus pour inviter le lecteur à la lire, mais avec des pincettes.»

Toutefois, à la décharge des deux bédéistes, il faut reconnaître que la réputation de Kessel, un des journalistes mythiques de l"Hexagone reconnu pour sa rigueur, donnait déjà un vernis de crédibilité à sa biographie. «Ce que raconte Kessel c'est le point de vue de Kersten. Aujourd'hui, beaucoup d'historiens remettent en questions les propos qu'a tenu l'ostéopathe - notamment sur le nombre de juifs qu'il aurait sauvé - et sur les confidences politiques et stratégiques que le maître d'œuvre de la Shoah lui a faite.»

Sans le savoir, les auteurs ont, à partir du texte de Kessel, interprété un personnage lui-même déjà revisité par l'auteur de Belle de jour à partir des souvenirs, peut-être déformés par les affres du temps ou par le besoin de redorer son image, du principal intéressé. «Chaque nouvelle version apporte une perte de vérité historique, et il est important de le souligner pour qu'une fois l'album terminé, le lecteur regarde l'intrigue autrement. Ça nous semblait important d'y apporter un regard d'historien. Il y a beaucoup de bédés historiques et les médias ne les analysent que très rarement sous le microscope de l'historien.»

Mais attention! Quand on parle de bande dessinée historique, nous sommes loin des Belles histoires de l'oncle Paul, qui ont marqué l'imaginaire de plusieurs amateurs de bandes dessinées. «L'oncle Paul, c'est l'image traditionnelle du conteur qui raconte son histoire de façon lourde et lente. Vers la fin des années 1970, les auteurs ont commencé à exploiter un peu plus la fiction. Et depuis la fin des années 1990, il y a un renouveau de la bande dessinée historique», rajoute Lemaire, qui souligne du même souffle que beaucoup historiens participent depuis le début de nouveau millénaire aux cahiers explicatifs inclus en complément d'album - «ça donne une caution scientifique à la bande dessinée» - ou dans une certaine mesure aux scénarios. «Depuis quelques années, on trouve des albums qui marient la rigueur scientifique historique à une intrigue agréable à lire.»

C'est pourquoi Lemaire et son collaborateur et cofondateur du site, Stéphane Dubreil, journaliste au magazine Guerre et Histoire, ont décidé d'élargir la définition de bande dessinée historique pour pouvoir y inclure celles qui ont un arrière-plan historique fouillé, mais qui servent à raconter une fiction. Un choix qui rend la fréquentation de Cases d'Histoire essentielle pour les amateurs de bandes dessinées et pour les amants de l'Histoire.

Quant à Tintin en Amérique, Lemaire propose une solution qui permettrait d'éloigner les sempiternels haros sur le baudet des bonnes âmes révisionnistes pétries de bons sentiments. «Tintin en Amérique, comme Tintin au Congo, est le produit d'une époque et de sa pensée dominante. Hergé traduit cette pensée dominante, Je ne pense pas qu'on doive l'interdire, mais plutôt faire une préface qui explique le contexte social et politique lors de sa création. La préface pourrait donner la contextualisation. Si on trouve des cahiers scientifiques à la fin de certains albums, on peut avoir cette mise en perspective. Elle permettrait au lecteur d'avoir les bases pour réfléchir sur l'Histoire et sur l'histoire qu'il lit.»

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