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Un général en chef russe dévoile la stratégie de Poutine en Ukraine

En juin dernier, je suis tombé sur un article -passé quasiment inaperçu- du général Valery Gerasimov, le chef d'État-major de la Fédération russe, qui rejoignait de façon étonnante mon analyse de la situation en Ukraine.
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PRAGUE - Quand la crise en Ukraine s'est brutalement envenimée en novembre 2013 et dans les semaines qui ont suivi, la capacité de la Russie à mobiliser autant de moyens dans sa tentative de déstabilisation m'a fortement impressionné. Il est très rapidement devenu clair qu'en Russie, les politiciens, les journalistes, les organisations soi-disant non gouvernementales, les entreprises publiques, les think tanks, les militaires, les tribunaux, les agences gouvernementales et la Duma suivaient la même ligne, avec les mêmes objectifs. À l'époque, j'ai dit sur Twitter que la crise démontrait l'efficacité tactique de « l'État unitaire » auquel le président russe, Vladimir Poutine, travaille depuis 1999.

En juin dernier, je suis tombé sur un article -passé quasiment inaperçu- du général Valery Gerasimov, le chef d'État-major de la Fédération russe, qui rejoignait de façon étonnante mon analyse de la situation en Ukraine.

Gerasimov écrit qu'un « État tout à fait prospère peut, en quelques mois, voire en quelques jours à peine, être le théâtre d'un conflit armé féroce, faire l'objet d'ingérences externes, et sombrer dans le chaos, la catastrophe humanitaire et la guerre civile. »

Il faut pour cela avoir recours à « une vaste palette de mesures politiques, économiques, médiatiques et humanitaires ne nécessitant pas l'usage de la force armée, qui viendront renforcer la capacité potentielle des populations à se soulever ». Le but est « de créer une ligne de front permanente sur l'ensemble du territoire ennemi ».

L'article de Gerasimov est très intéressant pour les experts militaires, mais aussi de manière plus générale. Il est révélateur de l'idée que la Russie se fait de l'Occident -et notamment des États-Unis-, que le Kremlin soupçonne d'agir régulièrement de la sorte à travers le monde. La vision des affaires internationales qui transparaît dans cet article est, je pense, un reflet fidèle d'un courant analytique majeur au Kremlin. Après tout, il a fait l'objet d'une publication confidentielle et son auteur ne s'attendait vraisemblablement pas à ce qu'il soit lu à l'étranger.

Il donne également une vision franche et assez négative de la science militaire russe. Gerasimov note que ce terrain d'étude a souvent été entravé par une « attitude méprisante envers les idées novatrices », ce que l'Union soviétique a payé « chèrement du sang de ses soldats » pendant la Seconde Guerre mondiale. En lisant entre les lignes, on peut apprendre beaucoup de choses sur les relations que l'armée entretient avec le gouvernement, et sur les différentes écoles de pensée en vogue dans le milieu de la Sécurité nationale.

Enfin, cet article est source d'enseignement pour l'Occident. Le gouvernement russe fonctionne délibérément de manière opaque, mais il n'est pas aussi insondable que l'était l'appareil d'État soviétique. On y trouve d'énormes quantités d'informations importantes qu'il nous faut étudier, traduire et intégrer dans les discussions d'ordre général sur les relations de la Russie avec l'Occident, et sur le rôle qu'elle est amenée à jouer dans le monde. Cependant, la diffusion de ces informations ne dépasse pas un petit cercle de spécialistes. Une erreur qui s'avère particulièrement dommageable.

Voici ma traduction des passages clés de l'article du général Gerasimov, publié dans le Militaire-Industrial Kurier du 27 février 2013. (en Anglais)

Depuis le début du XXIe siècle, la frontière entre les périodes de conflit et les phases de paix a eu tendance à s'atténuer. Il n'y a plus de déclaration de guerre, et quand elles éclatent, elles ne se déroulent plus selon les schémas habituels.

L'expérience des conflits militaires -y compris ceux qui sont liés aux soi-disant révolutions des fleurs en Afrique du Nord et au Moyen-Orient- nous montre qu'un État tout à fait prospère peut, en quelques mois, voire en quelques jours à peine, être le théâtre d'un conflit armé féroce, faire l'objet d'ingérences externes, et sombrer dans le chaos, la catastrophe humanitaire et la guerre civile.

Les leçons du « Printemps arabe »

Bien entendu, il serait plus simple de considérer que les événements du « Printemps arabe » ne sont pas des guerres et qu'ils n'ont rien à apprendre aux militaires que nous sommes. Mais c'est peut-être tout le contraire: ces événements pourraient bien être caractéristiques des conflits armés au XXIe siècle.

En termes de victimes et de destruction, ces conflits d'un nouveau genre -qui s'accompagnent de conséquences catastrophiques au niveau social, économique et politique- n'ont rien à envier aux guerres traditionnelles.

Le « droit » même de la guerre a changé. On assiste à une recrudescence des moyens non militaires d'atteindre des objectifs politiques et stratégiques, qui se sont révélés, dans bien des cas, encore plus efficaces que la force des armes.

Un changement de cap s'est opéré dans la gestion de conflit, avec la mise en place d'une vaste palette de mesures politiques, économiques, médiatiques et humanitaires ne nécessitant pas l'usage de la force armée, qui viendront renforcer la capacité potentielle des populations à se soulever.

Tout ceci s'accompagne d'une présence militaire discrète, avec des actions de désinformation et des opérations menées par les forces spéciales. L'usage libre de la force ne doit se faire qu'en dernier ressort -souvent sous couvert de maintien de la paix et de gestion de crise-, et d'abord pour assurer le succès de la résolution du conflit.

La question logique qui en découle est la suivante : qu'est-ce qu'une guerre moderne? À quoi l'armée doit-elle se préparer? Comment doit-elle être équipée? Ce n'est qu'en répondant à ces questions que nous pourrons déterminer le cap à suivre dans la constitution et le développement à long terme des forces armées. À cet effet, il est indispensable d'avoir une vision claire des schémas et méthodes auxquels on souhaite recourir dans l'usage de la force.

En parallèle des armements traditionnels, des systèmes non conventionnels sont actuellement mis au point. Le rôle de petits groupes mobiles pluridisciplinaires, agissant de manière autonome grâce aux possibilités étendues des systèmes de commandement, a été renforcé. Les actions militaires se font plus dynamiques, actives, et fructueuses. Les pauses tactiques et opérationnelles qui pourraient être exploitées par l'ennemi disparaissent. De nouveaux systèmes informatiques ont permis de résorber de manière significative les écarts géographiques, temporels et de gestion des données entre les troupes et la hiérarchie. Au niveau stratégique et opérationnel, les combats de front entre un nombre important de troupes appartiennent à l'Histoire. Les actions à distance contre l'ennemi sont désormais privilégiées pour remplir les objectifs stratégiques et opérationnels.

Pour contrecarrer les plans de l'ennemi, on agit sur l'ensemble de son territoire. Les frontières qui séparent les niveaux stratégiques, opérationnels et tactiques- et celles qui existent entre les offensives et les manœuvres défensives -disparaissent. L'utilisation d'armements de haute précision se généralise. Les armes qui exploitent les toutes dernières avancées dans les domaines de la physique et des systèmes d'automatisation sont de plus en plus répandues dans l'armée.

Les actions asymétriques, qui permettent d'invalider les avantages de l'ennemi dans les conflits armés, se sont elles aussi généralisées. Elles comprennent notamment le recours des forces spéciales à l'opposition interne, afin de créer une ligne de front permanente sur l'ensemble du territoire ennemi, ainsi que des actions, systèmes et mesures de désinformation de plus en plus perfectionnés.

Les doctrines des grandes puissances reflètent ces changements effectifs dans la conduite des conflits militaires.

Dès 1991, lors de l'opération Tempête du désert en Irak, l'armée américaine a mis en œuvre le concept du « grand coup de balai » et des « opérations air-sol ». En 2003, pendant l'opération Liberté irakienne, les opérations militaires se sont déroulées selon le plan dit « Single Perspective 2020 ».

Les concepts de « frappes globales » et de « système global de défense antimissile » sont aujourd'hui au point. Ils anticipent une défaite totale des forces ennemies en l'espace de quelques heures, depuis n'importe quel endroit de la planète, tout en assurant que la riposte ennemie n'occasionnera pas de dégâts insurmontables. Les États-Unis ont également défini les principes de la doctrine d'intégration des opérations qui visent à mettre sur pied très rapidement des petits groupes mobiles pluridisciplinaires.

De nouveaux types d'intervention récents ne peuvent plus être considérés comme étant du seul ressort de l'armée. Citons ainsi le cas des opérations en Libye, avec l'instauration d'une zone d'exclusion aérienne et d'un blocus maritime, et l'étroite collaboration entre milices privées et formations armées de l'opposition.

Il faut bien reconnaître que, même si nous comprenons la nature des actions militaires traditionnelles impliquant les forces régulières, nous cernons encore mal les méthodes et les moyens employés dans les conflits asymétriques. De ce point de vue, la science militaire -censée élaborer une théorie complète de ces actions- occupe une place toujours plus importante. Les travaux et recherches de l'Académie des sciences militaires ont un rôle à jouer.

Les différents rôles de la science militaire

Quand nous évoquons les modalités des conflits armés, il est nécessaire de s'appuyer sur notre expérience. Je veux parler du recours aux partisans pendant la Grande guerre patriotique et la lutte contre les rebelles en Afghanistan et en Ciscaucasie.

Soulignons que des méthodes militaires spécifiques ont été mises au point lors de la guerre en Afghanistan. Elles reposaient sur la rapidité, les déplacements éclair, le recours judicieux aux parachutistes et aux manœuvres d'encerclement, qui permettaient de perturber les plans de l'ennemi et lui infligaient des pertes significatives.

Un autre facteur essentiel de la conduite moderne du conflit armé est l'utilisation d'équipements militaires automatisés, ainsi que les études menées dans le domaine de l'intelligence artificielle. Après les drones actuels, les champs de bataille de demain seront peuplés de robots capables de marcher, ramper, sauter et voler. Nous verrons peut-être, dans un avenir proche, une troupe entièrement robotisée, capable d'effectuer des opérations militaires de manière indépendante.

Comment nous battrons-nous dans de telles conditions? Quels moyens devrons-nous déployer contre un ennemi robotisé? De quel type de robots aurons-nous besoin, et comment les fabriquerons-nous? Dès à présent, les militaires doivent réfléchir à ces questions.

Les problèmes les plus pressants, qui nécessitent toute notre attention, sont liés à l'amélioration de l'emploi simultané de différents moyens coercitifs. Les activités stratégiques des forces armées de la Fédération de Russie doivent être réexaminées. Des questions se posent déjà: sont-elles toutes indispensables? Quelles seront celles dont nous aurons besoin à l'avenir? Nous n'avons pour le moment pas trouvé les réponses à ces questions.

Nous rencontrons d'autres problèmes dans nos opérations quotidiennes

Nous sommes actuellement sur le point d'activer un système de défense de l'espace aérien, le VKO. C'est pour cette raison que la question de l'élaboration de stratégies liées à l'utilisation des troupes et des outils du VKO est particulièrement d'actualité. L'état-major y travaille déjà. Je suggère que l'Académie des sciences militaires y participe activement.

Les renseignements ouvrent de larges perspectives de neutralisation du potentiel militaire ennemi par des moyens asymétriques. En Afrique du Nord, nous avons vu le rôle que les techniques de manipulation des réseaux sociaux ont joué sur les structures étatiques et sur les populations. Il est indispensable de travailler à l'amélioration de ces actions, y compris de manière défensive.

L'opération qui a contraint la Géorgie à faire la paix a mis en lumière l'absence de stratégie unifiée concernant le déploiement de troupes armées hors du territoire fédéral russe. L'attaque du consulat américain à Benghazi, en Lybie, au mois de septembre 2012, la multiplication des actes de piraterie et la récente prise d'otages en Algérie confirment la nécessité de créer un système de défense armée pour protéger nos intérêts à l'étranger.

Malgré l'adoption des amendements à la loi fédérale sur la Défense en 2009, qui autorise l'emploi de forces armées russes hors des frontières de la Fédération, les moyens de ce déploiement n'ont pas été définis. De plus, les méthodes permettant de faciliter ces opérations entre les différents ministères n'ont pas été arrêtées. Elles comprennent la simplification des procédures lors des passages à la frontière, l'utilisation de l'espace aérien et des eaux territoriales des autres États, les modes de communication à établir avec les autorités de l'État concerné, etc.

Il est indispensable de réunir toutes les instances des ministères et agences concernées par ces problématiques

L'emploi de la force militaire au-delà de nos frontières concerne notamment les opérations de maintien de la paix. En plus de leurs missions traditionnelles, nos troupes peuvent ainsi être amenées à assurer des actions humanitaires, de secourisme, d'évacuation et d'hygiène. À l'heure actuelle, la catégorisation, la définition et le contenu de ces missions restent à établir.

Sans oublier que les tâches, complexes et très variées, relatives au maintien de la paix devront probablement être accomplies par les unités régulières de l'armée, ce qui suppose la création d'un système foncièrement nouveau pour les organiser. En effet, assurer le maintien de la paix nécessite de séparer les belligérants, de protéger et de sauver les populations civiles, d'œuvrer à la réduction de la violence et de rétablir les conditions d'une coexistence pacifique. Tout ceci demande une préparation théorique.

Le contrôle du territoire

Les conflits modernes exigent de plus en plus que nous soyons capables de défendre nos civils, nos équipements et nos modes de communication contre des forces spéciales, auxquelles les États ont de plus en plus recours. Résoudre ce problème nécessite l'organisation et la création d'une défense territoriale.

Avant 2008, quand les forces mobilisables en temps de guerre dépassaient 4,5 millions de soldats, ces tâches étaient du ressort exclusif de l'armée. Mais les circonstances ont changé. Aujourd'hui, l'organisation d'une riposte efficace contre les mesures de diversion, de reconnaissance et les actes terroristes de l'ennemi ne peut se faire que par le biais d'une coordination complexe de toutes les forces de sécurité et de maintien de l'ordre du pays.

L'état-major s'y est attelé. Il travaille à préciser les méthodes de l'organisation de la défense du territoire évoquées dans la nouvelle loi fédérale sur la Défense nationale. Depuis l'adoption de ce texte, il est indispensable de définir les paramètres du système de défense du territoire, et de fixer le cadre légal et hiérarchique des autres acteurs, formations militaires et services des différentes structures du pays.

Nous avons besoin de recommandations de bon sens sur l'utilisation des ressources des différentes agences afin d'assurer la défense du pays, et sur les méthodes à instaurer pour combattre les manœuvres de diversion et le terrorisme de l'ère moderne.

Notre expérience des opérations militaires en Afghanistan et en Irak a montré la nécessité de définir -en partenariat avec les services d'étude des autres ministères et agences de la Fédération de Russie- le rôle et le degré d'implication des forces armées à l'issue des combats, la liste de tâches prioritaires, les méthodes permettant de recourir aux services de l'armée, ainsi que leurs limites.

[...]

Il est impossible d'avoir des idées sur commande

En l'état actuel, la science militaire russe ne peut pas être comparée à l'épanouissement de la pensée théorique militaire que notre pays a connu à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Il existe, bien entendu, des raisons objectives et subjectives à cet état de fait, et personne ne peut en endosser l'entière responsabilité. Quelqu'un a dit qu'il était impossible d'avoir des idées sur commande.

Je partage ce point de vue, mais je dois également reconnaître qu'à l'époque, il n'y avait ni diplômes de l'Enseignement supérieur, ni académies, mais des personnalités extraordinaires et de brillants esprits. Je les qualifierais de fanatiques, dans le bon sens du terme. Ce type d'individus nous fait cruellement défaut aujourd'hui.

Des gens comme Georgy Isserson, par exemple, qui a publié Nouvelles formes de combat, en dépit des concepts auxquelles il avait adhéré avant la guerre. Ce théoricien militaire soviétique prédisait:

« Généralement, la guerre ne se déclare pas. Elle débute simplement avec des forces armées déjà constituées. La mobilisation et le regroupement ne font plus partie de la période qui suit l'entrée en guerre, comme ce fut le cas en 1914, mais ils se font subrepticement et bien plus tôt. »

Ce « prophète patriote » a connu un destin tragique. Notre pays a payé chèrement du sang de ses soldats pour n'avoir pas écouté ce professeur à l'école militaire.

Que pouvons-nous conclure de tout ceci ? Une attitude méprisante envers les idées novatrices, les méthodes non conventionnelles et les points de vue différents n'a pas sa place dans le domaine de la science militaire. Elle est encore plus inacceptable pour ceux qui en font leur métier.

Quelles que soient les forces de l'ennemi, leur efficacité et leurs méthodes, les moyens de les neutraliser peuvent être mis en œuvre. Personne n'est invulnérable, ce qui implique que des contre-mesures efficaces existent.

Nous ne devons pas nous contenter d'imiter les méthodes des autres grandes puissances, mais trouver le moyen de les surpasser et de nous placer en tête. C'est dans ce domaine que la science militaire a un rôle crucial à jouer.

Aleksandr Svechin, stratège militaire russe de génie, a écrit:

« Il est extrêmement difficile de prédire comment la guerre se déroulera. Chaque conflit nécessite une conduite stratégique spécifique. Chaque conflit est un cas particulier, qui demande la mise en place d'une logique particulière plutôt que l'utilisation d'une quelconque méthode préétablie. »

Cette façon de voir les choses est toujours pertinente. Chaque guerre est un cas particulier, qui nécessite de comprendre sa logique spécifique, ce qui la différencie de toutes les autres. Il est donc extrêmement difficile de savoir dans quel type de conflit la Russie ou ses alliés peuvent être entraînés. C'est pourtant indispensable. Dans le domaine de la science militaire, tous les discours académiques ne valent rien si la théorie ne peut s'appuyer sur des modèles prédictifs.

[...]

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