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Quand l'humour fait mal

Ward, personnage public, s'expose aux réactions joyeuses ou au contraire indignées du public et plus particulièrement de leurs souffre-douleurs.
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Mike Ward est revenu devant le Tribunal des droits de la personne pour avoir fait des farces blessantes et d'ailleurs joyeusement relayées sur les réseaux sociaux, à l'endroit de Jérémy Gabriel.

Quelques humoristes aux abois accompagnent et prennent la défense de ce preux chevalier de l'industrie de l'humour à qui on réserverait un traitement injuste. La liberté d'expression serait non seulement en cause, mais en danger. Cette fraternité jalouse de ses droits de faire rire, de pointer ou de déblatérer sur des têtes de Turc soigneusement choisies revendique son droit inaliénable à l'expression de soi. L'enjeu est grave dans la mesure où l'industrie de l'humour, comme toute industrie, doit pouvoir exploiter une matière première, une marque, un style et un produit. Une laideur, une malformation, un handicap, une réputation, des histoires d'alcôve, un évènement insolite, une déclaration maladroite, tout pourra passer à la trappe du dénigrement moqueur. Jérémy était une occasion rêvée pour titiller la pulsion rieuse des spectateurs, adultes consentants, qui en redemandent toujours et encore. La compétition est implacable et les comiques doivent aller toujours plus loin pour exister dans cet univers bigarré.

Il faut cependant reconnaitre, indépendamment de cette controverse, les bienfaits intrinsèques de l'humour. Ces mises en scène étudiées du rire et ces bouffonneries ne sont-elles pas utiles à une saine hygiène mentale? Ne nous reposent-ils pas de nous-mêmes de temps en temps? N'allègent-elles pas la vie besogneuse, le temps d'une soirée, de sa lourdeur naturelle? Le philosophe Bergson considérait que seul l'homme est un animal qui sait rire, et qui fait rire. Le rire d'ailleurs n'aurait que faire de la sensibilité et de l'émotion.

«Il semble que le comique ne peut produire son ébranlement qu'à la condition de tomber sur une surface d'âme bien calme, bien unie», affirmait-il. Aussi faudra-t-il faire taire la pitié pour mieux rire du handicap, des grimaces de la nature ou de la vulnérabilité. Comme si le comique avait besoin, pour produire son effet, d'une sorte «d'anesthésie momentanée du cœur».

Et puis le rire, poursuit Bergson, a besoin d'un écho, d'une salle à faire rire: notre rire est toujours le rire d'un groupe. C'est à plusieurs et selon un certain code culturel - les étrangers à ce code n'entendront pas à rire -, que nous nous éclatons dans le rire. Éclats de rire, petits bonheurs d'occasion.

Comment expliquer alors cette réplique juridique de Jérémy Gabriel à Ward? Pourquoi ce jeune homme n'entend-il pas à rire? Quelques réponses possibles: peut-être refuse-t-il de servir de matière première à une industrie déjà florissante; peut-être n'apprécie-t-il pas d'être ainsi instrumentalisé; peut-être entend-il réaffirmer, à sa manière, une dignité malmenée, dévastée?

Une quête de reconnaissance certainement aussi légitime que le droit à l'expression de soi comme de n'importe quoi. Rien d'étonnant alors à ce que Ward doive aujourd'hui répondre de son humour grossier, défendre en quelque sorte son droit juvénile d'abaisser ou d'instrumentaliser autrui.

Ward, personnage public, s'expose aux réactions joyeuses ou au contraire indignées du public et plus particulièrement de leurs souffre-douleurs. Certes, il ne faut pas censurer la parole insolente des Ward de ce monde. Mais les temps changent et une certaine catégorie d'humoristes devra dorénavant composer avec ceux qui refusent ce statut de matière première à l'industrie, qui se rebiffent et revendiquent à leur tour le droit de se faire entendre, de dire leur souffrance et leur colère. Quelque chose comme un acte de liberté. Exploiter la vulnérabilité, voilà la plus douteuse contribution à la laideur du monde.

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