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Le mépris envers les enseignants

Les enseignants ont le dos large. Il est de bon ton depuis toujours de taper sur eux et d'en faire des boucs émissaires lorsque vient le temps pour certains de se faire du capital politique.
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Bon, c'est reparti. Le gouvernement, en mal de projet mobilisateur, tente de masquer la vacuité de sa pensée en lançant des ballons d'essai au sujet d'une série de coupures que pourrait encore subir le réseau de l'éducation. L'important pour ce gouvernement ce n'est pas d'avoir une vision en matière d'éducation - il en est bien incapable - mais plutôt d'envoyer le message qu'il pose des gestes, qu'il déplace de l'air, qu'il met à sa main les méchants enseignants.

Ainsi, les rumeurs vont bon train : on parle pour les niveaux primaire et secondaire d'augmenter le nombre d'heures d'enseignement, le nombre d'étudiants par classe, le nombre de contrôles et d'évaluations des enseignants, mais évidemment tout en gelant leurs salaires. Pour ce qui est des universités, on évoque l'abolition de centaines de cours, la suppression de certains départements, l'augmentation du nombre d'étudiants par groupe et même une baisse de salaire des professeurs...

Les enseignants ont le dos large. Il est de bon ton depuis toujours de taper sur eux et d'en faire des boucs émissaires lorsque vient le temps pour certains de se faire du capital politique, de couper dans les budgets ou de cacher son incompétence au sujet de toute question concernant l'éducation.

Un des processus de stigmatisation souvent utilisés dans ces circonstances consiste à présenter les enseignants d'une manière caricaturale. C'est ainsi que certains les dépeignent comme des dinosaures, des freins au progrès, des réactionnaires, comme une force d'inertie qui empêche la société « d'être de son temps », de répondre aux exigences du marché du travail ou de s'occuper des « vraies affaires ». D'autres choisissent plutôt de les dépeindre comme des rêveurs, des pelleteux de nuages isolés dans leur tour d'ivoire ou pire encore, comme des contestataires qui, jamais satisfaits, critiquent tout ce qui bouge et remettent sans cesse le système en question.

Pourquoi un pareil mépris à l'endroit des enseignants? Pourquoi ont-ils à subir d'une manière récurrente des séances de bastonnade de la part du gouvernement, des employeurs et même d'une partie de la population alors que tout ce beau monde leur confie ce qu'ils ont de plus précieux, soit leurs enfants, c'est-à-dire notre avenir?

L'enseignant : un être déchiré

Ce mépris qui s'exprime souvent à l'endroit des enseignants découlerait, selon moi, de leur situation toute particulière et du rôle qu'ils ont à jouer dans notre société; un rôle mal compris par la population et même par une partie des enseignants eux-mêmes.

D'une part, l'enseignant se présente sous la figure du « passeur » ou, si vous voulez, du «conservateur ». Comme le dit Hannah Arendt dans La crise de l'éducation, « le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose. » (1) À partir du sanctuaire que représente l'école, le collège ou l'université, l'enseignant a en effet la responsabilité de transmettre des savoirs, une culture, la tradition et aussi des valeurs aux étudiants afin qu'ils comprennent et s'approprient ce qui prend les allures pour eux d'un «Nouveau Monde».

D'autre part, du fait qu'il vit par sa fonction dans le monde des mots et des idées, l'enseignant est fondamentalement insatisfait de ce qui est, de la réalité, de ce « monde » qu'il a pourtant comme tâche de présenter aux étudiants. Ainsi, en tant que citoyen à part entière qui veut ce qu'il y a de mieux pour sa société, il n'est pas surprenant que l'enseignant ait le désir - et tout à fait le droit - de critiquer la réalité dans laquelle nous pataugeons et de proposer un monde meilleur vers lequel nous pourrions tendre. Cette aspiration vers un avenir meilleur est intrinsèque au travail de l'enseignant. Comme le dit Kant, « un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d'éducation, c'est qu'on ne doit pas élever les enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après un état meilleur, possible dans l'avenir » (2).

Le triomphe de l'ici et du maintenant

En fait, ce qu'on reproche aux enseignants, c'est de ne pas coller à la réalité, de ne pas se contenter de ce qui est, de ne pas se cantonner dans « l'ici et le maintenant », alors que tout ou presque autour d'eux les y incite! Le gouvernement, les employeurs et la grande entreprise exigent que le système d'éducation réponde aux exigences actuelles du marché du travail. Les étudiants aimeraient que l'école vienne combler leurs désirs immédiats. Les parents veulent que leurs enfants y reçoivent les outils nécessaires et utiles pour qu'ils puissent gagner leur vie le plus rapidement possible. Les directions d'enseignement et le ministère de l'Éducation, à partir de leur approche purement clientéliste, se montrent toujours ouverts et friands à l'idée de diminuer les exigences académiques et de niveler vers le bas dans le but d'augmenter le taux de diplomation.

On le voit, la pression sur l'école, le collège ou l'université, sur ce qui devrait être considéré comme un espace protégé dans lequel l'étudiant devrait pouvoir prendre le temps de déployer ses ailes, de développer son plein potentiel pour devenir, non pas un simple instrument vivant, mais un être humain et un citoyen à part entière, est de plus en plus forte. Dorénavant, on laisse entrer à pleines portes les problèmes et exigences de l'espace public dans nos établissements d'enseignement. « Il a suffi, pour cela, de dire que l'asile, ou le sanctuaire, était une tour d'ivoire : changer de mot, c'est changer de regard. Et pour briser la tour - ou profaner le sanctuaire - on a laissé pénétrer le monde dans l'école, alors que l'école devait être un instrument pour décrypter le monde. » (3), nous dit Jean-Paul Brighelli dans La fabrique du crétin. C'est exactement ce qu'a fait voilà quelques jours Guy Breton, le recteur de l'Université de Montréal, en affirmant que « l'époque de la tour d'ivoire est depuis longtemps révolue » (4) et ce, dans le cadre d'une allocution prononcée devant l'Association des MBA du Québec où il plaidait pour un rapprochement encore plus grand, toujours plus grand, avec les employeurs et le secteur privé. C'est ainsi que les intérêts politiques, électoralistes, économiques, mercantilistes, clientélistes et utilitaristes viennent dicter la forme que doit prendre notre système d'éducation, de même que les contenus à transmettre.

Pas surprenant que les programmes et les centaines de cours que les universités s'apprêtent à supprimer toucheront surtout le domaine des humanités, des sciences humaines et des sciences sociales (5). À quoi bon l'histoire, la sociologie, la philosophie, la linguistique, la psychologie, les sciences politiques ou religieuses, se disent les gestionnaires responsables de cette réingénierie des universités puisque tout chez eux est mesuré à l'aune de l'efficacité et de la rentabilité? À quoi bon toutes ces nourritures spirituelles qui permettent à l'étudiant de développer une pensée élargie, conséquente et sans préjugé, digne héritage des Lumières défendu par Kant (6), lorsqu'on veut réduire les cégeps et universités à de simples écoles de métiers? « La culture devrait contribuer à l'élargissement de la perspective que la personne entretient sur le monde et lui permettre d'échapper à l'enfermement, souvent si lourd, de l'ici et du maintenant. », nous dit Normand Baillargeon dans Turbulences (7). Après avoir mis la hache dans la formation générale, commune et humaniste, on se dira alors surpris ou même choqué de constater à quel point la population manque de hauteur dans ses propos, n'est pas en mesure de comprendre les grands enjeux de société, jusqu'à quel point elle est dépolitisée et tout à fait indifférente à la bonne santé de sa démocratie...

Notre société, par l'entremise de son ministère de l'Éducation, en est venue à privilégier L'enseignement de l'ignorance qui se donne comme objectif, comme le dit Jean-Claude Michéa, de provoquer « le déclin régulier de l'intelligence critique, c'est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l'homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité morale» (8). On finira par atteindre cet objectif, entre autres, en muselant les enseignants, en les caricaturant, en ignorant la nature de leur travail; en somme, en les méprisant.

1- Hannah Arendt, La crise de l'éducation, in La crise de la culture, Gallimard, Folio essais, 1972, p. 246.

2- Kant, Traité de pédagogie, Thrill Éditions, 2011, p. 5

3- Jean-Paul Brighelli, La fabrique du Crétin, Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2005, p. 171.

4- Louise Leduc, Le recteur de l'UdeM plaide pour un rapprochement avec le privé, La presse, 30 janvier, 2015.

5- Lisa-Marie Gervais, Des cours abolis par dizaines dans les universités, Le Devoir, 28 janvier 2015.

6- Kant, Critique de la faculté de juger, chap. 40.

7- Normand Baillargeon, Turbulences, Presses de l'Université Laval, 2013, p. 10.

8- Jean-Claude Michéa, L'enseignement de l'ignorance, Edition Climats, 1999, p. 15.

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