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Montaigne et les têtes vides

Les auteurs du, préférant, comme plusieurs, reprendre ce cliché sur les têtes bien faites qui est galvaudé à gauche et à droite depuis des années.
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C'est devenu un lieu commun, pour ceux qui défendent les principes et les objectifs qui se retrouvent au cœur de la réforme de l'éducation du Québec, que de paraphraser ce célèbre passage des Essais de Montaigne dans lequel il affirmerait que le plus important en éducation serait de faire en sorte que l'élève ait plutôt «la tête bien faite que bien pleine».

Par exemple, dans le Manifeste pour une pédagogie renouvelée, active et contemporaine, on peut lire: «L'ère du "prêt à ingurgiter" est révolue! Pour paraphraser Montaigne, nous visons le façonnement de têtes bien faites plutôt que bien pleines!»

Ainsi, dans une société où toutes les connaissances seraient dorénavant à la portée des doigts grâce aux outils technologiques, à Internet et en particulier à Google, l'important ne serait plus d'inculquer des savoirs et une culture fondamentale des plus solides aux élèves, mais de développer avant tout leur créativité, leur sens critique, leur capacité d'exprimer leurs opinions, d'innover, en somme de développer leurs compétences transversales; comme si ces dernières, qui d'ailleurs n'ont jamais été clairement définies, pouvaient se développer dans le vide.

«Quelles sont les connaissances qui demeurent essentielles à assimiler dans une réalité où l'ensemble des savoirs est "googlable"?», se questionnent les auteurs du Manifeste sous forme de constat. Et plus loin, ils ajoutent: «Dès que l'on évacue le besoin de retenir une somme phénoménale de connaissances et qu'on laisse cette tâche aux machines, c'est alors que peut surgir le meilleur de la créativité et s'épanouir l'humanisme.» Belle conception de l'humanisme!

Mais, au-delà de ces clichés, essayons de voir ce que voulait réellement nous faire comprendre Montaigne dans ce passage si souvent évoqué.

Premièrement, entendons-nous sur le fait que si Montaigne a été en mesure de nous livrer ses réflexions sur une foule de sujets, c'est grâce à un savoir et à une culture des plus vastes. C'est parce qu'il avait tout lu, mémorisé et appris une foule de choses, qu'il a pu au fil des années nous livrer ses Essais. En fait, Montaigne avait une tête très, très pleine.

Deuxièmement, lorsqu'on lit attentivement cet extrait évoqué plus haut et tiré de cet essai qui a pour titre Sur l'éducation des enfants, on se rend compte que Montaigne fait référence non pas aux enfants ou aux élèves, mais au «précepteur» qui serait le plus apte à faire leur éducation. En plus, si on lit la phrase au complet, on constate très bien que Montaigne ne veut absolument pas s'enfermer dans ce faux dilemme de la tête pleine ou de la tête bien faite, comme tente de le faire les partisans de la réforme, en ajoutant qu'il faut exiger que le maître possède «les deux qualités», c'est-à-dire une tête bien faite et bien pleine, un bon jugement en plus d'un savoir disciplinaire des plus solides, dirions-nous aujourd'hui.

Dans cet essai, tout comme dans cet autre qui a pour titre Sur le pédantisme, il se moque des «savants» de son époque, formés dans la pure tradition scolastique du Moyen Âge, qui se contentaient de répéter ce qu'ils avaient «grappillé» dans les livres dans le but d'impressionner la galerie: «Regorger la nourriture comme on l'a avalée est une preuve qu'elle est restée crue et non assimilée. L'estomac n'a pas fait son œuvre s'il n'a pas fait changer la façon d'être et la forme de ce qu'on lui avait donné à digérer», nous explique-t-il d'une manière imagée.

Ainsi, il ne milite absolument pas pour le fait qu'il faille accumuler moins de connaissances, mais plutôt pour qu'on le fasse d'une manière authentique et organique. «Savoir par cœur n'est pas savoir», reconnaissait Montaigne. Toutefois, il avait très bien compris que «notre âme s'élargit d'autant plus qu'elle se remplit», comme il le précise, à la condition que ce contenu ait été digéré, c'est-à-dire parfaitement compris.

Pour lui, c'est clair, il n'y a pas d'un côté la forme de la connaissance, qu'on pourrait associer aux compétences transversales, et de l'autre son contenu, c'est-à-dire l'ensemble des savoirs qu'un individu peut maîtriser. De la même manière que la rivière a besoin d'eau pour exister, l'esprit de l'être humain doit s'abreuver de connaissances et baigner dans une culture des plus riches s'il désire avoir une pensée profonde et subtile et émettre des jugements fondés sur du solide.

Les auteurs du Manifeste n'ont probablement jamais lu l'essai de Montaigne qui a pour titre Sur l'éducation des enfants, préférant, comme plusieurs, reprendre ce cliché sur les têtes bien faites qui est galvaudé à gauche et à droite depuis des années. D'ailleurs, s'ils avaient vraiment lu cet essai, vous savez quoi? Ils auraient trouvé en Montaigne un allié sur plusieurs points qu'ils défendent dans leur manifeste et avec lesquels, toutefois, je ne suis pas d'accord. Mais ces arguments, à eux de les dénicher.

Pour finir, moi aussi je m'amuserai à paraphraser Montaigne en disant qu'il est important de le lire attentivement, de faire l'effort de le comprendre, au lieu de dégorger à son sujet ce qu'on a grappillé ici et là sur Google.

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