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Il y a un siècle, Marcel Proust publiait (à compte d'auteur) cequi allait, à travers mille chaos parisiens et mondains, le propulser vers le culte universel dont il fait aujourd'hui l'objet.
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Jean-Paul et Raphaël Enthoven viennent de publier aux éditions Plon/Grasset un Dictionnaire amoureux de Marcel Proust.

Il y a un siècle, Marcel Proust publiait (à compte d'auteur) Du côté de chez Swann qui allait, à travers mille chaos parisiens et mondains, le propulser vers le culte universel dont il fait aujourd'hui l'objet.

Reclus dans son sarcophage du «102» (boulevard Haussmann), il jetait alors à la face des humains ce livre insomniaque, bizarre, entortillé, complexe, ce début de cathédrale qu'il comparait aussi à une robe - dont personne (sauf Morand, Cocteau et Mauriac, excusez du peu...) sur le moment, ne perçut l'exacte portée.

Cent ans plus tard, Marcel fait l'unanimité: on le célèbre de Chicago à Stockholm, de Londres à Séoul, de Rome à Tokyo, et une traduction syrienne vient de sortir à Damas. Cette effervescence planétaire n'aurait pas déplu au fragile Marcel tant sa modestie s'accommodait volontiers d'un soupçon de gloire. C'est pour lui souhaiter un bel anniversaire posthume que nous - père et fils, ce qui est semble-t-il, unique dans les annales de la complicité - avons écrit notre Dictionnaire amoureux... Père et fils? Un lien si peu proustien! Surtout pour saluer un écrivain qui ne fut jamais père tout en étant d'abord le fils de sa mère... Et dans le seul but d'inviter les uns et les autres à s'immerger dans une œuvre qui les transportera d'allégresse? Tel était notre pari...

Car Marcel, voyez-vous, n'est pas un écrivain comme les autres: il est tortueux et simple, plein de chichis ou de méandres tout en gardant son cap, rigolo et poseur ; c'est un malin qui rend plus intelligent et meilleur; il parle au cœur et offre d'emblée, à qui y consent, le pouvoir d'éterniser les choses éphémères, de trouver chacune de nos douleurs plus intéressantes que douloureuses, de contempler la mort sans effroi - ce qui n'est pas rien.

De plus, il a conçu sa machinerie romanesque de façon si subtile, que l'on se surprendra, à chaque lecture de l'un des sept volumes qui composent la Recherche, à découvrir un livre neuf. Cette affaire, en vérité, est bien mystérieuse : lisez dix fois La Comédie humaine, Don Quichotte, Les Frères Karamazov ou quelque autre chef-d'œuvre: ce sera toujours le même livre... Or, rien de tel avec cette Recherche dont le pouvoir paradoxal est de se transformer, de s'ouvrir intérieurement, chaque fois que l'on s'y penche.

Ce livre est un miroir : il ne reflète que l'âme de qui s'y mire. L'adolescent, l'amoureux, le vieillard, le mondain, l'imbécile, le vaniteux - lequel d'entre nous, au fil de sa vie, n'est-il pas celui-ci puis celui-là ? - ne liront pas de la même façon Albertine disparue ou Le temps retrouvé. Ainsi, les 3000 pages marcelliennes se décuplent à mesure que le temps passe en nous, et que les émotions se creusent. André Breton affirmait que l'amour advient «quand on rencontre quelqu'un qui vous donne de vos nouvelles».

Eh bien, la Recherche vous donne sans cesse de vos nouvelles. C'est son privilège. Et c'est pour cette unique et somptueuse raison que ses vrais lecteurs entretiennent avec ses mots, avec ses phrases, avec ses digressions, avec ses métaphores, une affinité de perpétuel amour. A cet égard, nous affirmons ici, et de façon ridiculement péremptoire, que tout individu, ayant lu Proust et qui, lecture faite, osera prétendre qu'il est resté le même, est soit un menteur, soit une brute.

Puisque Marcel a su résister aux meutes d'exégètes, de freudiens, de talmudistes, de médecins, de dévots, de snobs, de biographes, qui ont traqué ses névroses, son asthme, sa dépendance maternelle, son arrivisme, son génie, il n'était pas question, pour nous, de rajouter un modeste caillou à cet amoncellement de curiosités plus ou moins vaines. Notre contrat moral avec lui: dire, prouver et démontrer qu'il est le plus drôle, le plus imprévisible, le plus affectueux, le plus lucide, des grands romanciers modernes. Et, au passage, inviter chacun à déconsidérer le navrant diagnostic d'Anatole France («la vie est trop courte et Proust est trop long») à la faveur d'un constat inverse: la vie est trop longue et Proust est trop court. Souvenons-nous, au passage, de Lucchino Visconti (dont le nom, Visconti di Modrone, figure dans la Recherche) qui ne vit son père pleurer qu'une seule fois: «pourquoi pleures-tu?», lui avait demandé ce futur proustien de souche ; «parce que j'ai presque fini le roman de ce Monsieur Proust et cela me désespère», avait répondu cet homme probablement admirable...

Alors, maintenant, à vous, à chacun, de tenir compagnie aux Verdurin (nos contemporains), à Charlus l'homme-femme, au cher Charles Swann, à l'insaisissable Albertine, aux très chic marquis de Saint-Loup, à l'inconstante Oriane, au désopilant Norpois, à la Française Françoise, à Rachel-quand-du Seigneur, à Odette la vénale et à Gilberte - cette dernière jouissant, à nos yeux, d'un charme spécial puisqu'elle porte le prénom de celle qui fut la mère de l'un des auteurs de ce Dictionnaire et, par voie de conséquence, la grand-mère de son fils.

Amusez-vous, amusez-vous gratuitement, sur les ailes de ces monstres de vérité humaine. Découvrez, grâce à eux, que les sociétés englouties ressuscitent ; que la guerre des sexes fait, plus que jamais, rage en ce monde ; que les artistes sont, sous un ciel désormais vide - la Recherche est un prodigieux roman athée, et tant pis pour Mauriac et Claudel - les seuls dispensateurs de transcendance ; que le temps perdu ne l'est pas toujours si l'on sait s'y prendre. En sus, vous visiterez Sodome et Gomorrhe, le ghetto mondain de la Plaine Monceau, des bordels sordides, la théorie du genre, la côte fleurie, des clients non «pénalisés» de putes féministes, Venise, les églises normandes, des tasses de thé, le Ritz - et, surtout, l'âme véritable de vos semblables.

Une dernière question: pourquoi Marcel n'a-t-il pas encore droit au Panthéon? N'aurait-il pas adoré l'éternelle compagnie des héros qui peuplent cette nécropole républicaine? Et, étant également homme et femme, il saurait, à coup sûr, satisfaire aux exigences paritaires qui sévissent désormais. Pour l'heure, il repose au Père-Lachaise, auprès de sa mère - et ce détail chagrine ses fidèles: doit-on, peut-on, faut-il, le séparer de celle dont l'éloignement résumait pour lui «le comble du malheur»? Voilà qui, dans notre nation jadis littéraire, pourrait être soumis à une plaisante, quoiqu'improbable, consultation populaire....

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