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J’ai été victime d’une vidéo porno truquée et d'un complot destiné à me faire taire

Au départ une campagne de désinformation pour décrédibiliser mon travail de journaliste. Puis une vidéo porno avec mon visage incrusté avec mes coordonnées.
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Rana Ayyub

Je suis non seulement journaliste et musulmane, mais j'ai aussi la réputation d'être antisystème, ce qui fait de moi la cible d'un déchaînement de haine sur les réseaux sociaux.

Je ne me suis jamais sentie à l'aise dans la sphère internet, car ceux qui ne trouvent rien à redire à mon travail s'appuient sur la misogynie et le harcèlement pour me discréditer. En Inde, on m'a même qualifiée de "femme la plus harcelée du pays". Terminer un tweet par un point suffit en général à déclencher une pluie de commentaires.

Je me suis toujours efforcée de ne pas en tenir compte, persuadée que ces manifestations haineuses ne franchiraient jamais la frontière entre virtuel et la réalité.

Jusqu'au mois d'avril dernier, où tout a changé.

Une jeune Kashmiri de huit ans avait été violée, déclenchant une vague d'indignation à travers tout le pays. Pourtant, le Bharatiya Janata Party (BJP), parti nationaliste, s'était rangé du côté de l'accusé. Les chaînes de la BBC et d'Al Jazeera m'avaient alors invitée sur leur plateau pour parler de l'humiliation de cette Inde qui prenait désormais la défense des agresseurs sexuels.

Le lendemain, une série de faux tweets publiés sous mon nom a commencé à circuler sur les réseaux sociaux. "Je déteste l'Inde et les Indiens", "Vive le Pakistan"... Et même: "Vive les violeurs d'enfants. S'ils agissent au nom de l'Islam, ils ont tout mon soutien".

Rana Ayyub

Rana Ayyub: Je déteste l'Inde et les Indiens!

Air India: Nous tenons à votre disposition un aller simple vers le Pakistan

Ces captures d'écran avaient été truquées pour donner l'impression de provenir de mon compte Twitter certifié. Et elles faisaient le tour du Web.

Un déluge d'insultes s'est abattu sur moi. Au bout d'un moment, j'ai même dû publier un démenti sur mon compte officiel afin d'expliquer que je n'avais pas écrit ces tweets et d'encourager les gens à ne pas s'y laisser prendre.

Sauf que, le lendemain, la campagne de désinformation est passée à la vitesse supérieure.

Toujours abasourdie par la violence des réactions, incapable de comprendre pourquoi je faisais l'objet d'une telle malveillance, j'avais décidé d'aller boire un café avec un ami lorsqu'une de mes sources au sein du BJP au pouvoir m'a envoyé ce message: "Ça circule en ce moment sur WhatsApp. Je te l'envoie, mais promets-moi de ne pas te rendre malade."

En pièce jointe, une vidéo porno. Et la femme qu'on y voyait, c'était moi.

Au premier visionnage, je n'en ai pas cru mes yeux, même si j'ai tout de suite repéré l'arnaque: c'était bien mon visage, mais j'ai les cheveux bouclés. Or, ceux de l'actrice étaient raides. Sans parler du fait qu'elle ne devait pas avoir plus de 17 ou 18 ans.

J'en ai eu des haut-le-cœur. Sous le choc, j'ignorais totalement comment réagir ni quoi faire. L'affaire aurait l'effet d'une bombe dans un pays tel que l'Inde et tout ce qui me venait, c'étaient des larmes.

J'ai demandé à mon contact pourquoi cette vidéo tournait dans les sphères politiques et il m'a avoué que des individus au sein du parti la faisaient circuler.

Avant même que je reprenne mes esprits, mon téléphone a commencé à sonner sous une avalanche de notifications Twitter, qui retweetaient toutes la vidéo.

L'ami qui m'accompagnait m'a tout de suite conseillé de supprimer mon compte, mais cela n'aurait fait que confirmer les soupçons, ce que je me refusais à faire.

Je me suis connectée à mon profil Facebook, lui aussi saturé. Outre ceux qui tentaient de me faire craquer, d'autres me harcelaient de messages tels que: "T'es super bonnasse! Je ne l'aurais jamais cru."

J'ai fini par supprimer mon compte Facebook, incapable d'y faire face. Même sur Instagram, sous chacune de mes photos se déroulait une liste sans fin de commentaires remplis de captures d'écran issues de la vidéo.

C'est alors que la page dédiée au chef de parti du BJP a partagé la vidéo. La situation a dégénéré. La vidéo, devenue virale, a été relayée près de 40 000 fois.

Elle a fini sur presque tous les téléphones du pays.

C'était une catastrophe. Je n'osais plus me montrer nulle part. Moi qui me disais journaliste et féministe, je n'arrivais pas à endurer cette humiliation.

Cette attaque m'exposait au lynchage public en Inde: les gens considéraient qu'ils pouvaient désormais m'infliger ce que bon leur semblait.

Le jour suivant, ils ont diffusé mes coordonnées.

Sur les réseaux sociaux, un nouveau tweet dévoilait une capture d'écran de la vidéo, accompagnée de mon numéro de téléphone et du message: "Salut! Voici mon numéro, appelez-moi!"

Des inconnus ont commencé à me demander, sur WhatsApp, mes tarifs pour coucher.

J'ai fini à l'hôpital, en proie à des palpitations cardiaques et des crises d'angoisses. Malgré le traitement prescrit par le médecin, je vomissais tripes et boyaux, ma pression sanguine crevait le plafond, mon corps révulsé extériorisait le stress.

Mon frère a pris l'avion depuis Mumbai pour venir me voir à Delhi. Morte de honte, j'ai refusé d'affronter les membres de famille. Le pays tout entier regardait en boucle une vidéo porno que l'on m'attribuait et j'étais tétanisée.

J'ai fini par contacter une avocate féministe réputée qui a accepté de défendre mon dossier. D'après elle, il fallait me préparer à ce qui allait suivre un éventuel dépôt de plainte. L'Inde n'est pas le plus progressiste des pays en termes de droits des femmes et de libertés sexuelles, aussi m'a-t-elle prévenue de ce qui risquait de se passer quand nous leur aurions montré la vidéo.

Au commissariat, ils ont refusé de prendre ma déposition. Ceux qui diffusaient cette vidéo agissaient par intérêt politique et les policiers n'étaient pas prêts à s'attaquer aux gros poissons.

Les six hommes du commissariat ont commencé à visionner la vidéo devant moi. Je voyais bien leurs rictus narquois.

Ils m'ont demandé où j'étais quand j'avais vu le fichier pour la première fois. Dès que je leur ai parlé du café où j'étais installée à ce moment-là, ils m'ont incitée à me rendre au poste de police le plus proche de cet établissement pour y déposer ma plainte.

Je n'en revenais pas. Ils avaient une femme devant eux qui avait trouvé le courage de porter plainte, et ils essayaient de se défiler. Soutenue par mon avocate, je les ai menacés: s'ils refusaient d'enregistrer mon dépôt de plainte, je n'en ferais aucun secret sur les réseaux sociaux. Ce n'est que devant la peur de me voir parler à la presse qu'ils ont accepté de prendre ma déposition.

C'était en avril. Plus de six mois plus tard, je n'ai aucun retour. Ce n'est pas faute d'avoir transmis toutes les captures d'écran et les messages reçus, et fourni ma déclaration à un juge. Mais ils n'opposent pour l'heure qu'un silence assourdissant à ma démarche.

Les Nations Unies ont fini par s'en mêler. Seize rapporteurs spéciaux ont envoyé un courrier au gouvernement, l'enjoignant à prendre ma défense.

Leur intervention a ramené un peu de bon sens dans la situation. Le gouvernement tenant à sa réputation à l'international, j'ai vu, contre toute attente, le harcèlement diminuer presque aussitôt.

Pourtant, j'en paie encore le prix.

Depuis le jour où la vidéo a été publiée, je ne suis plus la même. Moi qui n'hésitais pas à donner mon avis, je redouble aujourd'hui de prudence sur internet, quitte à me censurer plus que de raison.

Je ne publie plus rien sur Facebook et je redoute à chaque instant de subir une nouvelle déferlante de haine. Oubliée, ma franchise d'autrefois. La personne que je suis aujourd'hui ne ressemble plus en rien à celle que j'ai été.

J'ai toujours été persuadée que personne ne pourrait me blesser ou m'intimider, mais cet incident m'a déstabilisée.

J'ai toujours essuyé le feu nourri de la critique. La seule façon que mes détracteurs ont trouvée pour me discréditer, c'est la misogynie et la diffamation.

On me surnomme Jane la Djihadiste, l'Esclave sexuelle de Daech, des insultes ridicules mâtinées de misogynie religieuse. Certains n'hésiteraient pas à réaliser des montages photo de moi devant la maison d'un pasteur pour prouver que je couche avec lui.

Lorsque j'ai révélé le scandale qui entourait une enquête pour meurtre très sensible, des photomontages de moi dans diverses positions très suggestives ont fleuri sur le Net.

Lorsque mon livre a été publié, un policier a même écrit sur les réseaux sociaux que je couchais avec mes sources en échange d'informations, et que mes méthodes étaient contraires à l'éthique.

Pourtant, toute cette histoire m'a changée.

L'ironie, c'est qu'une semaine avant la diffusion de la vidéo, j'avais entendu un rédacteur évoquer les dangers de la "permutation intelligente de visages" en Inde. Je ne savais même pas de quoi il parlait, alors j'ai cherché sur internet. Une semaine plus tard, j'en étais la victime.

Je n'en ai parlé à personne pendant longtemps, parce que je craignais que le grand public, loin de compatir, cherche plutôt à en savoir davantage. Or, je ne voulais pas offrir plus de visibilité à cette pratique.

Malheureusement, ces dernières semaines, j'ai vu passer de nombreuses vidéos truquées mettant en scène des actrices très en vue. J'ai un peu le sentiment qu'il est trop tard pour enrayer le phénomène.

Cette technologie est un outil extrêmement dangereux et j'ignore où tout cela va nous mener.

Témoignage recueilli par Luci Pasha-Robinson

Ce blogue, publié sur le HuffPost britannique, a été traduit par Mathilde Montier pour Fast ForWord.

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