Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Proche-Orient: turbulences politiques ou déblocage idéologique?

LE MONDE EN 2025 - L'irruption cette dernière année du groupe armé État islamique sur la scène politique arabe est tout à la fois un symptôme des blocages profonds de ces sociétés, un facteur d'instabilité accrue, mais paradoxalement, aussi, ce qui pourrait peut-être permettre à ces sociétés de dépasser leur enfermement dans des systèmes idéologiques bloqués.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Ce billet fait partie d'une série de blogues célébrant les 10 ans du HuffPost, série pour laquelle nous avons invité des experts à réfléchir sur la prochaine décennie dans leurs domaines respectifs. Pour découvrir leurs blogues, visitez notre section Le monde en 2025.

L'irruption cette dernière année du groupe armé État islamique - aussi connu sous le nom de Da'esh - sur la scène politique arabe est tout à la fois un symptôme des blocages profonds de ces sociétés, un facteur d'instabilité accrue, mais paradoxalement, aussi, ce qui pourrait peut-être permettre à ces sociétés de dépasser leur enfermement dans des systèmes idéologiques bloqués.

En quelques mois, Da'esh est passé d'un groupuscule en guérilla contre un régime dictatorial à une organisation internationale structurée, contrôlant de larges territoires en Syrie et en Irak en y imposant son ordre social et politique. En prenant le contrôle des puits de pétrole dans les régions conquises, le groupe a su bénéficier de sources d'argent renouvelables et d'établir des relations commerciales informelles avec ses voisins, y compris les régimes qu'ils combattent !

Pour que l'État islamique puisse réaliser ses objectifs, il a fallu que plusieurs conditions soient réunies: des conditions de type politique et géostratégique, ainsi que des conditions de type idéologique. Les conséquences, quant à elles, sont complexes et difficiles à déterminer.

En conséquence, il y a deux lectures possibles de la situation et de son évolution à moyen terme: l'une plutôt pessimiste, et l'autre plutôt optimiste. Expliquons-nous.

La perspective pessimiste

Le blocage politique et social dans les sociétés du Proche-Orient est structurel. Et il est dû à plusieurs facteurs : l'histoire de ces sociétés, la culture politique dominante qui en découle, et leur situation géostratégique.

Il n'y a pas, dans les sociétés arabes, de consensus sur l'ordre politique et social souhaité. Ce clivage est apparu dès les premiers contacts avec l'Occident au début du 19e siècle. Il y avait d'un côté les courants politiques et culturels qui considéraient que l'identité politique des sociétés arabes devait être ancrée dans leur identité religieuse (celle de la majorité musulmane dans ces sociétés) et que l'ordre social devait être soumis aux exigences du dogme religieux. De l'autre, les courants qui considéraient que l'identité de ces sociétés devait plutôt être ancrée dans des conceptions civiques et nationales, s'ouvrant du coup à des conceptions «modernes» de l'individu et de ses droits.

Ce clivage s'est exacerbé avec l'ère des indépendances, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, et il s'est creusé encore plus au cours des quinze dernières années. Il ne touche pas simplement les orientations politiques ou les alliances internationales qu'un gouvernement peut faire, mais beaucoup plus que cela. Il touche à l'identité profonde de ces sociétés. Mais aucune tendance n'est en position hégémonique, c'est-à-dire capable de faire accepter aux autres sa conception de l'ordre social. Donc, dans plusieurs pays arabes, quel que soit le gouvernement en place, il sera contesté non seulement politiquement, mais aussi par les armes dès que les groupes laissés pour compte seront en mesure de le faire, forçant des dynamiques violentes de contestation/répression/contestation accrue. La succession des coups d'État sanglants dans plusieurs pays arabes, au lendemain des indépendances, en fait foi. La situation actuelle en Syrie, en Irak, en Libye, au Yémen et dans une moindre mesure en Égypte est aussi l'expression de cette impasse politique, qui est structurelle dans les pays arabes.

Ces facteurs se combinent avec l'ordre politique découlant de la redéfinition des frontières du Proche-Orient suite à l'effondrement de l'Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale. Les frontières politiques des pays du Proche-Orient, déterminées de façon artificielle, sont toujours contestées, soit par des pays voisins, soit par des groupes politiques transnationaux. La création de l'État d'Israël sur le territoire des Palestiniens et l'expulsion de ces derniers viendra exacerber les tensions dans la région.

Deux facteurs d'instabilité ont résulté de l'ensemble de ces conditions. Le premier a été que plusieurs pays arabes n'ont jamais réussi à avoir des gouvernements réellement légitimes, et que dans certains cas c'est l'État lui-même, et non seulement le régime au pouvoir, qui souffrait de manque de légitimité. Des analystes de la scène politique, tel le juriste Ali Mezghani, ont considéré que l'État arabe était inachevé, car les rapports de pouvoir n'ont jamais été réellement institutionnalisés et ancrés dans le droit. Le deuxième facteur en est la conséquence: les conflits entre les diverses forces politiques arabes se sont souvent exprimés et résolus - toujours temporairement - par la force.

Or, la région constituant un enjeu géostratégique majeur, les divers acteurs politiques locaux ont des alliés sur la scène internationale, qui ont beaucoup plus de moyens matériels et politiques que les premiers. Dès qu'un acteur politique local épuise ses ressources et semble perdre la bataille, il se trouve toujours des puissances extérieures pour lui en fournir de nouvelles, perpétuant les conflits bien au-delà de la capacité réelle des acteurs... Ceci explique en partie le caractère apparemment interminable des conflits dans la région.

Dans ce sens, le pétrole s'est avéré être une malédiction, fournissant une rente énorme à un groupe restreint de monarchies qui n'ont pas de légitimité démocratique. Cette immense richesse leur permet d'acheter un semblant de légitimité en offrant à leurs sujets les services d'un État-providence, et en finançant généreusement leurs protégés dans le monde arabe. Au niveau idéologique, ces monarchies pétrolières, Arabie Saoudite en tête, ont choisi d'appuyer massivement les courants islamistes conservateurs, car leur légitimité religieuse locale et régionale était une condition de survie pour elles. Ceci leur a conféré une capacité disproportionnée d'agir sur la scène arabe (et même internationale), notamment par l'appui financier qu'elles prodiguaient à leurs protégés, donnant à ces derniers un avantage certain sur leurs compétiteurs.

Tous les facteurs sont donc présents pour que les turbulences politiques se poursuivent sur le moyen terme.

L'argument optimiste

Mais l'histoire ne s'arrête pas là, car l'intelligence politique des sociétés n'est pas figée... L'attaque du World Trade Center du 11 septembre 2001 a entraîné une prise de conscience dans le monde arabe des blocages qui pesaient sur son présent, et qui se manifestaient par un recours dysfonctionnel à la violence.

Les révoltes arabes survenues 10 ans plus tard en furent un des résultats. Car ces révoltes n'étaient pas une réaction spontanée, venue de nulle part. La contestation des régimes autoritaires s'est préparée lentement par la mise en place de réseaux de mobilisation divers: groupes syndicaux de revendications et grèves syndicales, remises en question dans les médias traditionnels et dans les médias sociaux, constitution de divers réseaux de communication parmi les jeunes contestataires, mouvements artistiques de contestation, etc.

Mais dans la foulée des réactions occidentales au 11 septembre 2001, et de la supposée «guerre à la terreur» qui s'en est suivie, le régime irakien a été détruit, laissant place à un chaos qui s'est vite étendu à d'autres pays. L'émergence de Da'esh et de ses filiales est l'une des conséquences de ce chaos.

Mais voilà : le type de violence exercé par l'État islamique a été tellement brutal qu'une grande proportion des musulmans ne se reconnaissaient pas dans de telles actions. L'expansion du groupe a provoqué deux types de réactions. La première, minoritaire, a été un appui aux objectifs du groupe pour des raisons politiques avant tout, appui rendu possible par la dissémination de la pensée wahhabite entreprise depuis près de 60 ans par la monarchie saoudite. En conséquence, il a été possible pour Da'esh de recruter des adeptes un peu partout dans le monde.

Mais la réaction majoritaire dans les sociétés arabes et musulmanes a été le rejet des justifications religieuses de ce type de violence. Si pour certains, ce rejet est superficiel et vise à sauver la face, un courant encore naissant va plus loin et appelle à une réforme religieuse radicale, ainsi qu'à un rejet total de l'instrumentalisation politique de la religion. Dans de nombreuses émissions télévisées arabes, des intellectuels et des activistes ont démontré que ce que Da'esh faisait était enseigné dans les écoles religieuses officielles, provoquant une prise de conscience profonde de la nécessité de la réforme. Les remises en question et les demandes de réforme prennent plusieurs formes: productions écrites (journaux, livres), productions artistiques contestataires, réseaux sociaux revendiquant haut et fort le rejet du conservatisme religieux, etc.

Tout ceci n'est certainement pas suffisant pour résoudre les problèmes politiques majeurs de ces sociétés qui ne sont pas des problèmes religieux, mais bien des questions de rapports de pouvoir et de justice sociale, locale et internationale. Mais une porte est ouverte: celle de l'approche rationnelle de ces questions, loin de l'instrumentalisation religieuse. Une lueur d'espoir donc, mais il reste un danger: celui de l'instrumentalisation inverse de la question, c'est-à-dire celui de voir des gouvernements, au nom de la lutte contre la radicalisation religieuse, instaurer à nouveau des régimes autoritaires que les révoltes arabes étaient censés avoir renversés. L'Égypte est l'exemple de ce type de dérives. Mais les tabous ont été renversés, et la peur a été vaincue. Un jour ou l'autre, la résistance pacifique aux régimes autoritaires, portée par des conceptions citoyennes de l'identité et des droits, devra bien reprendre. L'espoir raisonné est le moteur du changement.

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

Avril 2018

Les billets de blogue les plus lus sur le HuffPost

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.