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Le tango politique argentin

«Et Cristina?» petit silence. Il réfléchit. «Cristina a fait beaucoup de bonnes choses pour le pays.» Remarquez qu'on appelle la présidente sortante uniquement par son prénom, comme Évita ; qu'on l'aime ou qu'on la déteste, elle sera toujours Cristina.
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Après un long vol de 12 heures dans un vieil Airbus de la compagnie nationale espagnole, je foule pour la 4e fois le sol argentin: première surprise, la flambée des prix! En deux ans, le trajet en taxi de l'aéroport d'Ezeiza au centre-ville de Buenos Aires a doublé, passant de 200 à 400 pesos argentins, soit la somme de 50 dollars, selon le taux de change officiel qui fait du peso une devise surévaluée.

Tout de suite, le chauffeur de taxi me met dans le bain. Il est plutôt satisfait qu'il y ait une alternance politique au «kirchnérisme», pour le bien de la démocratie argentine. Il me parle un peu du nouveau président, de son passé, de sa séquestration en 1991 par des flics ripoux, de sa bonne gestion du club de football de la Boca et de son mandat en tant que maire de la ville de Buenos Aires. «Macri est italien», me déclare-t-il. «Les Italiens et les Galiciens ont participé au développement économique du pays. Ce sont des entrepreneurs. C'est culturel!» «Pas les Juifs», lui ai-je demandé? «Non, les Juifs ont choisi la voie facile, le commerce », affirme-t-il. «Et les Allemands»? «Ils sont beaucoup moins nombreux et ils ne se sont pas installés dans la capitale.»

«Et Cristina?» petit silence. Il réfléchit. «Cristina a fait beaucoup de bonnes choses pour le pays.» Remarquez qu'on appelle la présidente sortante uniquement par son prénom, comme Évita ; qu'on l'aime ou qu'on la déteste, elle sera toujours Cristina. «Et Nisman?», le juge qu'on retrouva mort d'une balle dans la tête la veille où il devait témoigner devant le congrès. On dit qu'il aurait présenté les preuves incriminant la présidente dans l'affaire des contrats juteux avec l'Iran, pays responsable des attentats meurtriers contre l'ambassade d'Israël à Buenos Aires en 1992 et contre un centre culturel juif en 1994. Mais mon chauffeur a une autre théorie, celle des services secrets étrangers. «Lesquels?» Il sourit et refuse de me donner la réponse. Les théories de conspirations étrangères ont toujours été populaires en Amérique du Sud.

Il est vrai que Buenos Aires paraît cette fois-ci beaucoup plus prospère. On remarque que la pauvreté a vraiment diminué sous les deux mandats de Cristina Kirchner. On voit beaucoup moins de Cartoneros et de jeunes gens faisant les poubelles pour se nourrir. L'insécurité semble avoir reculé. Les épiceries et les supermarchés sont moins quadrillés qu'au temps où j'y habitais (2004-2005).

Deux pas vers la gauche

Il y a d'abord ceux qui la vénèrent. Les «Kirchneristas» sont convaincus que le couple présidentiel Nestor et Cristina Kirchner ont sauvé l'Argentine d'une catastrophe économique sans précédent dans l'histoire du pays: acquisition d'un niveau de vie décent du peuple, accès gratuit à l'éducation et à la culture. Pablo, un architecte de Salta (nord du pays), qui a travaillé sur la construction du centre Nestor Kichner de Buenos Aires, édifice impressionnant qui abritait auparavant les Postes et les bureaux de la Fondation Eva Perón (que l'on peut toujours visiter) me l'a confirmé: les musées sont gratuits; à la télévision, deux chaînes culturelles ont été créées, l'une pour les adultes (Encuentro) et l'autre pour les enfants (Paka Paka). Pablo peut désormais parler de culture et d'histoire à ses ouvriers. Les Porteños vous diront avec un sourire quelque peu moqueur que Buenos Aires compte plus de librairies que tout le Brésil.

Les Kirchner auraient mis fin aux excès du capitalisme corrompu et sauvage grâce aux nationalisations d'entreprises stratégiques bradées aux amis de Carlos Menem lorsqu'il était au pouvoir. Ils auraient réindustrialisé le pays en soutenant les petites entreprises et la création de coopératives. Ils auraient modernisé les réseaux de transport vétustes et garanti des prix accessibles à tous. La compagnie Aerolinas Argentinas illustre bien l'histoire moderne de l'Argentine. Cette société d'État qui était rentable et qui desservait tout le pays et les grandes villes du monde a été vendue, voire soldée, à Iberia puis au groupe Marsans par le gouvernement Menem dans les années 90. Les Argentins, légèrement hispanophobes, vous assurent que les Espagnols, avec leur mauvaise gestion, ont «pillé» puis ruiné la compagnie aérienne nationale, à un tel point que Nestor Kirchner exaspéré, a demandé en 2005 à la compagnie chilienne LAN de desservir des lignes intérieures du pays. Finalement, Cristina opta pour la nationalisation forcée d'Aerolinas Argentinas en 2008. Désormais, cette société détenue à 99,4% par l'Etat dessert tout le pays à des prix compétitifs dans des avions modernes avec une collation gratuite à bord; bref, elle offre un service bien supérieur à celui de n'importe quelle compagnie aérienne espagnole, dont Iberia. Enfin, ils auraient guéri les vieilles blessures nationales en poursuivant les militaires coupables de crimes sous le régime de la junte que les Argentins appellent «el proceso»; justice que les Chiliens et les Brésiliens attendent toujours.

Patricia, une Canadienne d'origine argentine, installée à Buenos Aires depuis 2003, m'a dit qu'elle ne voyait plus de différence dans le pouvoir d'achat entre la classe moyenne argentine et celle du Québec. Effectivement, les parents d'un ami qui sont retraités ont vu leur niveau de vie s'élever considérablement avec l'arrivée de Nestor puis de Cristina au pouvoir. Habitant dans le nord du pays, ils ont désormais l'air conditionné dans toutes les pièces, ce qui rend leur vie plus agréable, dans une région où la température peut atteindre facilement les 45C l'été. Patricia m'a expliqué que Cristina a mis en place des politiques d'inclusion, comme celles concernant les plus démunis. Le Nord argentin, de population plutôt métissée, s'est considérablement développé alors qu'il avait toujours été négligé par la capitale de population européenne ; ainsi la grande province de Santagio Del Estero a connu le plus grand taux de croissance économique sous les mandants des Kirchner. L'Argentine, sous Cristina, a légalisé le mariage pour tous en 2010 sans que cela fasse des vagues ou soit remis en question par la droite comme en France. «L'Argentine est devenue une société moderne et ouverte sous les Kirchner», m'a-t-elle dit fièrement. «Quant à l'avortement, il reste encore quelques forces intégristes, dont une partie de l'Église catholique, mais l'Uruguay voisin l'a légalisé.»

Un pas vers la droite

Le libéralisme à outrance des années 90 a laissé de très mauvais souvenirs au pays et rend les Argentins méfiants à l'égard de la mondialisation. Beaucoup craignent une nouvelle crise financière avec le retour de la droite. Leur grande peur avec l'élection des libéraux au pouvoir est de voir le flottement de la monnaie argentine sur le marché des changes, ce qui pourrait entraîner une dévaluation brutale du peso et le cauchemar d'une nouvelle paupérisation de la population à l'échelle nationale.

Lorsque je me rends dans le quartier chic de Belgrano, aux airs à la fois romain et new-yorkais, l'image de Cristina est totalement différente. Dans ce coin de Buenos Aires, on accuse la présidente et la gauche argentine d'avoir polarisé le pays. Une femme chic avec son superbe caniche dit qu'on accuse injustement la classe moyenne d'avidité et de détestation des pauvres. «Ce n'est pas vrai», s'exclame-t-elle. «Oui à certains programmes sociaux, non à l'assistanat. Un retraité perçoit 4,000 pesos par mois alors qu'une famille sans travail peut profiter mensuellement de 30,000 pesos, en tenant compte de toutes les allocations. Cristina a mis en place cette politique uniquement dans un but électoral. Nous refusons de devenir un nouveau Venezuela ou un autre Cuba. Et il y a le fils de Cristina, Maximo, l'éminence grise, qui dirige la puissante organisation Campora, mouvement de la jeunesse. Cristina aurait voulu que son fils lui succédât. Non seulement nous avons eu la corruption avec les Kirchner, mais aussi le népotisme au pouvoir.

Certes, elle admet que la droite sous le gouvernement Menem fut un désastre. Mais «Macri n'est pas un imbécile». Il ne va pas revenir au capitalisme sauvage. D'ailleurs, il a annoncé qu'il n'y aura pas de levée immédiate du contrôle des changes. Pourtant ce contrôle a entraîné l'établissement d'un marché noir, qu'on appelle curieusement bleu «el blue». Des bureaux de change illégaux, feignant d'être des agences de voyages, exercent en toute liberté le change de devises. On vous achète tous vos dollars ou euros à 15 pesos alors que le taux officiel est à 9 pesos. Beaucoup d'Argentins économisent des dollars en cachette, misant sur une dévaluation du peso. Personne ne vous vendra une propriété dans la monnaie nationale, ce qui encourage les bandits à cambrioler ou à séquestrer les gens qu'ils soupçonnent de cacher des dollars chez eux. Un de mes amis a eu un révolver pointé sur la tempe, a dû s'allonger de force sur le ventre, pendant plus d'une heure. Les gangsters l'avaient attendu dans la cage d'escalier.

Un autre reproche de la classe moyenne argentine est fait à ces «gauchistes populistes et bien pensants» qui ont dirigé le pays pendant 12 ans et qui se sont enrichis malhonnêtement. Un homme, habitant Recoleta, quartier grandiose à l'allure haussmannienne, me confie, avec photos à l'appui sur son Samsung, que dans le ministère pour lequel il travaille, tout le monde s'est emparé du matériel avant l'arrivée de la nouvelle administration: livres, téléphone sans fil, ordinateurs portables même les tableaux sur les murs. Une vraie razzia organisée par les Kirchneristas.

Beaucoup accusent Cristina et sa famille de s'être enrichies de façon exponentielle depuis qu'ils sont arrivés au pouvoir même si la présidente prétend que sa fortune a été constituée lorsqu'elle était une «grande avocate», selon ses propres mots. Cristina ne joue pas dans la modestie, ce qui irrite encore plus ses adversaires. Les propriétaires d'une «pulperia» (sorte de bistro argentin) très populaire dans le quartier Parque de los Patricios me disent qu'ils ne supportent plus cette femme alors qu'ils avaient voté pour elle en 2007. «C'est une personne vaniteuse, prétentieuse, égocentrique, corrompue et surtout menteuse. Elle ment sur le niveau de l'inflation, sur les chiffres sur la pauvreté et sur l'insécurité.» Il est vrai que ses partisans sont convaincus que l'Argentine a moins de pauvres que l'Allemagne! «Cette femme se comporte comme si elle était propriétaire du pays. Elle a oublié que son poste était de nous servir et non l'inverse». Pour ces restaurateurs, les deux grands problèmes argentins sont le taux d'imposition trop élevé sur les commerces et l'insécurité grandissante due au boom du narcotrafic. D'ailleurs, nombreux sont ceux qui pointent du doigt la présence grandissante, voire envahissante selon certains, de Péruviens et de Colombiens.

Le paso doble

Enfin, il y a l'affaire du juge Nisman qui a choqué de nombreux Argentins et a terni considérablement l'image de Cristina. À son arrivée au pouvoir, son feu mari, Nestor Kirchner avait mis à la tête de la SIDE, l'agence de renseignements du pays, un certain Horacio Stiusso et lui aurait donné carte blanche quant aux méthodes employées. Dix ans plus tard, quand Cristina a su que Stiusso avait enregistré des conversations entre les dirigeants de son gouvernement et ceux de l'Iran, dans le contrat secret «pétrole en échange d'une amnistie des auteurs de l'attaque contre le centre israélite de Buenos Aires», la présidente a dissous l'agence et renvoyé tout le personnel. Stiusso a dû se réfugier aux États-Unis et de Washington, il aurait donné les écoutes au juge Nisman qui enquêtait sur l'attentat de l'AMIA (Asociacion Mutual Israelita Argentina) - qui a entraîné la mort de 84 personnes et a fait plus de 230 blessés. Le juge avait pourtant pris comme mesure préventive un passage sur les plateaux de télévision pour expliquer l'affaire. Officiellement, il se suicida la vieille de son audition au congrès, sans qu'on ait trouvé aucune trace de poudre sur sa main qui tenait le revolver. Les Kirchneristas vous diront que Nisman enquêtait aussi sur une histoire d'écoutes où le nouveau président Macri serait impliqué. Celui-ci aurait demandé d'écouter des conservations des familles de victime de l'attentat contre AMIA qui s'opposaient à la nomination de Fino Palacios (1) - un homme soupçonné d'avoir fait disparaître des preuves concernant l'attentat de 1994 - à la tête de la police de Buenos Aires lorsque Macri était maire de la ville. Finalement, on pourrait conclure que le décès du juge Nisman arrangeait les affaires de tout le monde politique argentin, la présidente sortante en premier.

Si vous voulez diviser les Argentins, il vous suffit de les interroger sur Cristina mais si vous voulez les rassembler posez-leur des questions sur Eva Perón, femme à qui on a tout pardonné. Pourtant les deux femmes se ressemblent, dans leur style, leur populisme, leur socialisme, leurs ambitions politiques. Il est probable que Cristina Kirchner rentrera dans l'histoire argentine, non pas comme le chef d'État qui a refusé de passer le bâton de commandement et l'écharpe présidentielle à son successeur, mais comme l'un des chefs d'État ayant le plus transformé la société argentine. Qu'on l'adule où qu'on la méprise, elle aurait fait de l'Argentine un pays où il fait toujours bon vivre et ce, après l'une des pires crises financières qu'un pays moderne ait connue.

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(1) Certains argentins soupçonnent l'ancien président de l'époque, Carlos Menem, d'origine syrienne, d'avoir joué un rôle clé dans la disparition des preuves de la participation du Hezbollah et de l'Iran dans les deux attentats qui ont frappé la capitale argentine en 1992 et 1994.

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Mai 2017

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