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Chypre: l'énième carte d'Erdogan

«Ce gouvernement est en train d'islamiser l'île, alors que nous, les autochtones, sommes laïcs, buvons de l'alcool, ignorons le ramadan et mangeons même du porc.»
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Ce qui frappe le plus lorsqu'on parcourt l'île de Chypre, c'est le fossé culturel et économique qu'il y a entre le sud et le nord. Pourtant, à l'origine, les Chypriotes, qu'ils fussent d'origines turques ou grecques, partageaient un mode de vie et une pensée similaires. Seule la religion les distinguait, les Hellènes orthodoxes étant plus religieux et conservateurs que leurs compatriotes turcophones musulmans.

Un consensus sur la vérité historique sera certainement difficile à trouver en cas de réunification. Rappelons que le processus d'indépendance de l'île fut douloureux ; en effet les nationalistes ne cachaient pas leur désir de voir une annexion de Chypre à la Grèce, tandis que les Britanniques attisaient le feu en alarmant la communauté turque sur les dangers d'un nettoyage ethnique si l'île obtenait son indépendance ; Londres était en réalité plus préoccupée par le maintien de sa présence sur cet avant-poste stratégique que par la survie des Chypriotes turcophones

Il ne fallait donc pas s'étonner de voir, dès les premières années de l'indépendance, des violences organisées par les nationalistes chypriotes - certains historiens parlent même d'un début de pogrom généralisé. Seule l'intervention militaire turque calma les ardeurs panhelléniques et évita à l'île de connaître un véritable génocide. Cependant, Ankara manqua par la suite de bonne foi dans les négociations diplomatiques à Genève et, à la veille d'un possible accord, l'armée turque fut responsable d'exactions suivies d'un nettoyage ethnique dans le nord et dans l'est de l'île en cet été sanglant de 1974, nettoyage accéléré par la panique au sein de la communauté grecque. Tout cela n'aurait pu se faire sans l'accord de Kissinger, secrétaire d'État américain à l'époque.

Depuis cette date, l'île demeure divisée et la très belle Nicosie a désormais la triste réputation d'être la seule capitale au monde à être séparée en deux par des murs, des bidons et des barbelés. En parcourant dans un premier temps le sud de ce petit pays, on entend de la bouche des plus de 40 ans beaucoup de colère envers les Turcs, malgré la joie de vivre et la relative prospérité qui règnent dans ce coin de Chypre. De nombreux habitants de Larnaka et de Limassol, par exemple, viennent de Famagouste, aujourd'hui ville fantôme, et refusent catégoriquement de mettre les pieds dans le nord tant que les 30 000 à 40 000 soldats turcs y seront présents. «Pourquoi irai-je montrer mon passeport pour retourner chez moi et revoir ma maison?»

Par contre, les jeunes Chypriotes vont régulièrement dans l'autoproclamée République turque de Chypre, assez indifférents à la réunification de l'île. Pour eux, le statu quo est acceptable, sinon souhaitable, car ils n'ont aucune affinité avec les gens du nord et n'éprouvent aucune aigreur envers eux. Ils ne partagent pas la nostalgie de leurs aïeux.

Le nord, occupé par la Turquie, est de toute beauté, composé de paysages divers et sauvages qui n'ont pas été défigurés par l'hôtellerie comme dans le sud. Il possède aussi les plus beaux monuments médiévaux de l'île. Cependant, les capitaux et le tourisme y manquent, les infrastructures sont moins développées malgré les investissements considérables d'Ankara. On a l'impression que ce pays est resté figé dans le temps. On quitte l'Europe pour un monde en mutation, où les églises sont abandonnées, délabrées, parfois vandalisées malgré un programme de restauration du patrimoine hellénique, où de grandes maisons sont délaissées mais verrouillées, où les mosquées poussent comme des champignons, où les Anatoliens, physiquement différents, peuplent les villages grecs de la péninsule de Karpas. Cette colonisation de peuplement crée un sentiment de tristesse.

Un Chypriote turc, ayant quelques commerces à Girne (Kyrenia), s'inquiète. Il voit d'un mauvais œil toute cette immigration anatolienne qui contraste culturellement avec les Chypriotes turcs. «Nous étions satisfaits avec la présence turque jusqu'à l'arrivée au pouvoir d'Erdogan et de l'AKP», nous confie-t-il tout bas, en regardant furtivement de gauche à droite pour s'assurer que personne n'épie. «Ce gouvernement est en train d'islamiser l'île, alors que nous, les autochtones, sommes laïcs, buvons de l'alcool, ignorons le ramadan et mangeons même du porc. Certes, nous nous identifions aux musulmans mais nous restons foncièrement libéraux et européens.»

En effet, dès le premier jour, on peut faire la différence entre les Chypriotes turcophones au look très occidental, et les Anatoliens, plus petits, plus bruns, plus traditionnels dans leurs comportements et dans leurs tenues vestimentaires. Chez les femmes, la différence est encore plus frappante.

Il me confie : «J'ai obtenu le passeport chypriote pour toute ma famille et désormais ma femme et ma fille vivent dans la partie grecque de Nicosie». Les Chypriotes turcs veulent la réunification au plus vite avant qu'ils ne disparaissent. «Beaucoup d'entre nous sommes partis vivre au Royaume-Uni, à Istanbul ou même dans le sud de l'île. Nous sommes déjà minoritaires chez nous, que ce soit à Kyrenia, à Nicosie ou dans le reste du pays».

Ont-ils la nationalité chypriote-turque? «Non, heureusement qu'on ne la leur a pas octroyée, pas encore du moins, il faut que les autorités du sud en prennent conscience. Les négociations qui ont lieu sont celles de la dernière chance, mais ce sera difficile avec l'ingérence de la Turquie». Il semble que le président de la République chypriote, Nicos Anastasiades, l'ait très bien compris pourtant.

La suspicion envers la malveillance d'Ankara est bien présente dans les deux communautés chypriotes. D'ailleurs, aux dernières élections de 2015, les Chypriotes turcs ont voté massivement (à plus de 60 %) pour l'ancien maire de Nicosie-Nord, Mustapha Akinci, né à Limassol dans le sud de l'île, laïc et partisan de la réunification. Mais les Chypriotes turcophones restent prudents et veulent des garanties quant à leur sécurité. Ils préfèrent dans l'ensemble un système confédéral bicommunautaire, à la belge, qui leur permettrait de gérer leur territoire et leurs propres affaires. La peur du nationalisme panhellénique est bien réelle. Quand on voit le nombre de drapeaux grecs dans la partie sud, on peut comprendre cette crainte.

En cas d'accord, il reste le problème des indemnisations pour les déplacés. En pleine crise financière, personne n'a les fonds nécessaires à un tel programme qui aiderait à guérir les blessures, surtout celles de la population hellénique (160 000 réfugiés gréco-chypriotes contre 40 000 Chypriotes turcs). Enfin, que vont devenir ces milliers d'Anatoliens qui ont immigré massivement sous le parrainage d'Ankara?

Cette réunification pourrait finalement arranger tout le monde. La partie sud pourrait exporter massivement en Turquie, marché de 75 millions de consommateurs. La partie nord pourrait recevoir à son tour les subsides de l'Union européenne et s'ouvrir enfin au tourisme international. Quant à la Turquie, en pleine récession économique, elle pourrait mettre fin au fardeau financier que représente la République turque de Chypre non reconnue.

Par ailleurs, un feu vert d'Ankara enlèverait les vetos grecs et chypriotes et accélérerait le processus d'adhésion de la Turquie au sein de l'UE, à l'heure où la chancelière allemande semble prête à toute concession pour éviter la colère d'Ergodan. Les Allemands craignent avant tout que les Turcs ouvrent à nouveau les vannes migratoires dont les conséquences seraient désastreuses pour la classe politique du pays. Il suffit de regarder les résultats des élections présidentielles autrichiennes pour en comprendre l'enjeu. D'ailleurs, le turc sera reconnu vraisemblablement comme nouvelle langue officielle de l'Union européenne très prochainement ; le rapport à ce sujet ayant été adopté par le Parlement européen le 14 avril.

Mais comme Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdoğan ne suit pas forcément une logique occidentale. Il réprouve d'une part, la laïcité d'Akinci, et d'autre part le souci d'émancipation de ce dernier envers le «père» turc. Enfin, la mission d'Erdogan d'agrandir la terre islam sunnite résonne aussi fort chez lui que le goût du gain matériel.

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