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Vers la prévention des génocides

Le XXIe siècle est tout autant celui des individus que de l'humanité en tant que réalité juridique à part entière. Lorsque le mensonge atteint l'honneur et la considération d'un homme, le délit de diffamation est constitué. Mais qu'en est-il lorsqu'il s'agit de l'honneur et de la considération de la mémoire de l'humanité?
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Flowers lay on a slab of the Holocaust Memorial to commemorate the victims of the Nazi regime at the International Holocaust Rememberance Day in Berlin, Sunday, Jan. 27, 2013. The International Holocaust Day marks the liberation of the Auschwitz death camp on Jan. 27, 1945. (AP Photo/Markus Schreiber)
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Flowers lay on a slab of the Holocaust Memorial to commemorate the victims of the Nazi regime at the International Holocaust Rememberance Day in Berlin, Sunday, Jan. 27, 2013. The International Holocaust Day marks the liberation of the Auschwitz death camp on Jan. 27, 1945. (AP Photo/Markus Schreiber)

Le XXIe siècle est tout autant celui des individus que de l'humanité en tant que réalité juridique à part entière. Lorsque le mensonge atteint l'honneur et la considération d'un homme, le délit de diffamation est constitué. Mais qu'en est-il lorsqu'il s'agit de l'honneur et de la considération de la mémoire de l'humanité? D'un peuple qui a survécu à l'horreur?

À lui seul, le XXe siècle a fait plus de victimes que les quinze derniers. Un XXe siècle qui s'était ouvert sur les plaies du génocide des Arméniens pour se refermer sur la création de la Cour pénale internationale. Un siècle qui, finalement, se refermait très mal puisqu'il ne put empêcher le génocide des Tutsis en 1994. C'est l'honneur et la mémoire de dizaine de millions de personnes qui nous interpellent aujourd'hui.

Car les crimes de masse y ont été légion: un million et demi d'Arméniens massacrés par le gouvernement Jeune-Turc, six millions de Juifs par les Nazis, deux millions sous les Khmers rouges au Cambodge, huit cent milles Tutsis et Hutus modérés tués à la machette au Rwanda, sans compter les horreurs de l'ex-Yougoslavie, du Darfour, fut-il autorisé de remonter jusqu'à la Chine de Mao et aux grandes purges staliniennes.

Un siècle: voilà le temps qu'il aura fallu pour penser l'humanité comme concept juridique à part entière. Au sommet de la barbarie des hommes, un nouveau concept, le génocide, devait être forgé en 1944 par l'éminent juriste américain Raphael Lemkin. Une notion juridique sans précédent, définissant ce crime comme l'extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d'un groupe ou d'une partie d'un groupe en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales.

La Convention de 1948, qui le consacrait, avait deux objectifs: la répression de ce crime, mais aussi sa prévention. Prévenir un génocide? Comment? Quelques outils furent imaginés, mais ils relevaient toujours d'une concertation politique difficile à obtenir. La menace d'un génocide au Timor oriental fut gérée en 1998 par la mise en place d'une force d'interposition qui permit d'éviter le pire. Mais cet exemple demeure une rare exception. Et juridiquement, il faut se rendre à l'évidence: la Convention de 1948 est loin d'avoir rempli son objectif de prévention.

Sans le savoir - car sans lien direct, la France a apporté un début de solution législative en 1990, en créant l'infraction de négationnisme. En adoptant la loi Gayssot, elle interdisait désormais de contester publiquement un ou plusieurs crimes contre l'humanité "tel que définis par le statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945". L'intuition de la France était juste. Comment lutter contre les génocides sans lutter contre le négationnisme?

Acte préparatoire de la répétition du meurtre collectif, le négationnisme est en réalité concomitant au crime. Yves Ternon l'explique clairement:

"La négation est tissée avec le génocide. En même temps qu'il prépare son crime, l'auteur d'un génocide met au point la dissimulation de ce crime" .

Crime "qui détruit la mémoire du crime" , le négationnisme est une menace des valeurs d'une civilisation, une menace particulière qui concerne l'humanité tout entière.

En remontant aux fondements posés par la Convention de 1948, l'on comprend aussi que le problème de la loi Gayssot, consacrée en France quarante ans plus tard, fut triple. Adoptée dans un cadre simplement national, elle ne visait que la Shoah et s'emprisonna d'elle-même dans un débat réducteur sur la liberté d'expression et d'opinion. Insérée dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour devenir son célèbre article 24 bis, elle n'eut même pas l'honneur d'être intégrée dans le corps du Code pénal.

La Convention de 1948 avait posé les jalons de cet idéal de "prévention des génocides", sans pour autant créer un consensus international sur la manière d'y parvenir. En 2008, le Conseil de l'Union prit l'initiative d'adopter une décision-cadre dont la transposition obligatoire dans tous les États membres avait pour ambition d'harmoniser la lutte contre le négationnisme. On en est pourtant loin aujourd'hui. C'est aussi dans ce cadre qu'en 2012, la pénalisation de la négation du génocide arménien devenait en France un débat de société. Mal perçu, mal expliqué, exploité, il a divisé plus qu'il n'a rassemblé.

La loi Boyer, texte avant-gardiste, fut invalidée par le Conseil constitutionnel un mois après son adoption. Pour les Sages, ce texte, qui visait tous les génocides reconnus par la France, portait une "atteinte inconstitutionnelle" à la liberté d'expression. Il n'en demeure pas moins qu'en France et partout ailleurs, la répression du négationnisme ne concerne pour l'instant que la Shoah, ce qui constitue une rupture d'égalité flagrante face à la mémoire collective de nos civilisations contemporaines.

Jadis, la Justice était au service de la société. Elle devait sanctionner les atteintes à ses valeurs, dont la loi fixait la norme. Mais depuis la création des juridictions pénales internationales, la Justice a une vocation plus haute encore: défendre et préserver l'humanité tout entière. Il faut donc aujourd'hui que la loi en définisse les valeurs. Or, le devoir de mémoire en est la pierre angulaire.

Qu'est-ce que la mémoire? Une projection d'évènements historiques corroborés par des éléments scientifiques, dont l'étude et la recherche doivent être toujours encouragées. C'est aussi une transformation par le temps et par le filtre des idées. En présence des crimes contre l'humanité, ce filtre déformant, que peuvent être la parole, la polémique, l'humour, doit être contraint. Exactement comme il est interdit de violer la sépulture d'un mort ou d'injurier et de diffamer un vivant, il doit être interdit -par une loi pénale spéciale- de nier la mémoire de l'humanité lorsque les crimes de masse l'ont mise en péril. Il en va de la sauvegarde de nos civilisations.

Quant à l'avocat, il contribuera toujours à la recherche de la vérité. Dans le combat contre le négationnisme, c'est la dissimulation du crime qu'il a en horreur. Car l'avocat, s'il est un sophiste pour la défense de l'homme, ne peut nier le crime et les victimes du crime, et ainsi participer à sa perpétuation. A fortiori lorsqu'il s'agit de crimes contre l'humanité. L'avocat n'est-il pas le premier des humanistes?

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Yves Ternon, Du négationnisme, Mémoire et tabou, ed. Desclée de Brouwer, 1999; p.17

Richard Hovannissian, L'hydre à quatre têtes du négationnisme, in Actualité du génocide des Arméniens, Edipol, 1999

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