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Ukraine: le retour du manichéisme de guerre froide

Il ne s'agit pas de mettre les deux camps sur le même plan mais d'avancer sur le plan des relations internationales en évitant la guerre par la prise en compte des intérêts de tous les acteurs.
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Durant la Guerre froide, la vraie, celle qui a commencé officiellement en 1947 avec le titre d'un livre de Walter Lippmann (The Cold War) et s'est terminée avec la chute du Mur de Berlin en 1989, les deux blocs n'ont cessé de faire leur propagande et de se saisir des bribes d'information ou de faits partiels pour lui donner une apparence de vérité. Il suffit de relire les déclarations des dirigeants américains ou soviétiques de l'époque pour voir ce qui manquait ou ce qui était soit faux, soit partiellement vrai.

On sait aujourd'hui sans l'ombre d'un doute que l'URSS finançait les partis communistes d'Europe de l'Ouest et que donc l'accusation qui les visait disant qu'ils bénéficiaient de "l'or de Moscou" était fondée. Les communistes d'alors et leurs compagnons de route voyaient dans cette accusation un effet de la propagande, ce que c'était aussi, mais fondé sur une vérité.

On sait, d'autre part, que les États-Unis sont intervenus dans le processus électoral en Italie, ont financé des syndicats en France. Les deux superpuissances sont intervenues dans leur zone d'influence de façon brutale et non démocratique. L'URRS en Hongrie en 1956 et à Prague en 1968, les États unis au Guatemala en 1954 et au Chili en 1973. Il n'y avait pas, au niveau géopolitique, d'opposition entre un camp démocratique et un camp totalitaire, mais des rivalités entre puissances et des conflits dans lesquels la démocratie ne jouait pas un grand rôle. Sur le plan intérieur, il est clair que les États-Unis avaient un système plus ouvert et, en dépit du maccartisme, plus respectueux de la liberté d'expression. Au plan économique, la disparité entre Occident et bloc soviétique était patente et énorme. Ce n'est pas ce qui guidait les relations entre blocs.

Des organes de presse comme Le Monde d'Hubert Beuve-Méry ou des intellectuels comme David Rousset dont Todorov parle si bien (lire Les Abus de la mémoire) ou encore Camus refusaient l'alignement sur la rhétorique d'un camp. Ils étaient minoritaires tant les opinions étaient clivées, mais aujourd'hui il est clair que cette minorité qui refusait le manichéisme et appréhendait la complexité avait raison. Avec la crise en Ukraine, on voit ressurgir les discours manichéens d'antan.

Deux types d'explication sont en concurrence pour interpréter ce qui se passe en Ukraine.

L'approche dominante en Occident est de présenter les événements de la place Maidan comme un soulèvement démocratique, une révolution pro-européenne en faveur des droits humains et de l'État de droit contre un régime autocratique et mafieux. En face, il y a une interprétation, fort minoritaire, qui met en avant les intérêts de la Russie et souligne que les opposants ukrainiens maintenant au pouvoir sont infiltrés par des groupes de fascistes, ce qui correspond très exactement à ce que dit la Russie officielle.

Il existe une expression en anglais qui illustre assez bien les raisons des choix manichéens : "cherry-picking", c'est-à-dire que dans une situation donnée on choisit les éléments que l'on va considérer ou mettre en avant comme l'on choisit les cerises que l'on va cueillir. Ainsi, il est indéniable que le pouvoir de Ianoukovich était mafieux et autoritaire et que donc une grande partie de la population a voulu s'en débarrasser. Cependant, si la propagande russe est erronée concernant les fascistes de la place Maidan ce n'est pas parce qu'ils n'existent pas, mais parce qu'ils ne représentent pas la totalité du mouvement. Il y a quelques raisons de s'inquiéter de l'influence du groupe Svoboda qui est clairement extrémiste. Le parti de Timoschenko qui maintenant domine à Kiev a une histoire assez trouble aussi.

Dans le "cherry picking" ou la sélection des faits de la part des partisans des révolutionnaires ukrainiens comme Bernard-Henri Lévy, il manque toute une dimension historique et géopolitique. Depuis la disparition de l'URSS, l'Occident, c'est à dire en fait les États-Unis, n'a cessé de pousser ses pions en Europe de l'Est. Contrairement aux promesses faites par Bush père aux Russes, l'OTAN n'a cessé de s'étendre vers les frontières russes ce qui a encouragé la peur de l'encerclement.

Sous l'administration Clinton, le néolibéralisme a été exporté en Russie avec l'accord du président de l'époque, Eltsine. Le néolibéralisme a produit les catastrophes économiques habituelles, celles que le Chili ou l'Afrique du Sud ont également connues. En d'autres termes, avec la Russie, les États-Unis ont voulu aller trop loin, trop vite dans leur désir d'abolir sa puissance géopolitique et de la convertir au néolibéralisme. Ce qui est possible avec les pays baltes, la Lettonie entre autres, ne l'est pas avec la Russie. Paul Krugman ne cesse d'évoquer les catastrophes du néolibéralisme en Lettonie, mais ce petit pays ne peut pas résister aux amicales pressions de ses nouveaux alliés. La Russie est, elle, beaucoup plus forte et le fait. Le chercheur américain Stephen Cohen rend les États-Unis responsables de la nouvelle guerre froide qui caractérise les relations russo-américaines (Soviet Fates and Lost Alternative : from Stalinism to the New Cold War). Ce genre de discours suffit à se faire accuser d'être pro-russe ou pro-Poutine ou encore totalitaire.

Prendre en compte les réalités géopolitiques ne signifie pourtant pas accepter les violations de l'État de droit ou même approuver les gesticulations militaires. Il s'agit de comprendre le comportement des puissances sans se donner la bonne conscience qui va avec une approche moralisatrice partagée par l'opinion. Les violations démocratiques en Russie sont une réalité, mais il est vrai aussi que Poutine jouit d'une popularité certaine dans son pays. Les dirigeants américains des années 50 à 70 négociaient avec les régimes autocratiques soviétiques puis chinois alors même que la lutte idéologique battait son plein.

Dans les déclarations des responsables politiques, des journalistes et des spécialistes, on n'entend souvent que les présentations manichéennes.

La critique virulente de la Russie, légitime sur bien des plans, qui ne tient pas compte de la géopolitique, est souvent le pendant d'une impuissance non reconnue. La France ne peut pas grand-chose et même les États-Unis ont des moyens limités d'intervention. Le discours antirusse ou anti-Poutine sert à masquer les manques du monde occidental et notamment la responsabilité des États unis dans le sentiment d'encerclement de la Russie, mais aussi le fait que l'Europe néolibérale qui change les gouvernements élus de Grèce ou d'Italie n'est pas exactement un beau modèle de respect de l'État de droit. Par ailleurs, l'UE ne peut sortir l'Ukraine de son ornière économique car elle est elle-même dans une mauvaise passe. On entend parfois dans les discours prorusses un manichéisme inversé où seule compte la géopolitique et où les violations des droits des peuples ou de l'État de droit disparaissent. Chacun choisit ses cerises, en quelque sorte.

Il est clair que les États-Unis ont un rôle à jouer dans la résolution de la crise ukrainienne et il serait peu productif de les délégitimer à cause de leurs indéniables défauts, c'est à dire des écoutes de la NSA, de l'utilisation de drones pour tuer des innocents ou encore de leur volonté d'imposer un traité transatlantique dit de libre-échange de façon hégémonique. Il serait bon d'avoir exactement la même attitude vis-à-vis de la Russie. Il ne s'agit pas de mettre les deux camps sur le même plan mais d'avancer sur le plan des relations internationales en évitant la guerre par la prise en compte des intérêts de tous les acteurs. Il est facile à Paris d'être populaire en étant anti-Poutine et moralisateur et à Moscou en étant soi-disant anti-fasciste. La dénonciation moralisatrice donne bonne conscience, mais met de l'huile sur le feu, l'approche géopolitique entre régimes différents peut éviter la guerre. Kennedy et Khroutchev n'ont pas parlé droits de l'homme ou démocratie en 1962 au moment de la crise des missiles à Cuba et ont sagement retiré leurs missiles de Cuba et de Turquie. Le monde qui retenait son souffle a mieux respiré.

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