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Soft power: la fin d'une légende et la mort d'un concept

Concept passe-partout, repris par de très nombreux analystes, mais qui, selon la boutade d'un de mes collègues américains, est un concept mou (soft power is a soft concept).
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L'expression soft power a fait le tour du monde, inventée par Joseph Nye dans les années 90, elle fut transformée en concept et utilisée pour expliquer la domination hégémonique des États-Unis. Un temps traduite par "influence culturelle" en France puis, par la suite, dans les textes québécois, par "puissance douce", cette métaphore fut érigée en concept pour penser la domination américaine. Concept passe-partout, repris par de très nombreux analystes, mais qui, selon la boutade d'un de mes collègues américains, est un concept mou (soft power is a soft concept). Dans ce cas, on pourrait parler de "puissance molle" ce qui évoquerait alors Dali et ses montres molles.

L'idée est que puisque le monde entier réclame des productions culturelles américaines ou plutôt achète volontiers des produits culturels en matière de cinéma ou de musique populaire, les États-Unis jouissent d'un pouvoir accru sur la scène internationale. Ce soft power permettrait, disait-on dans les médias et les manuels de géopolitique, de façonner les goûts et attentes des populations mondialisées. Ceci se traduisait en pouvoir sur la scène internationale. Ce faisant tout le monde semble avoir confondu attirance culturelle ou domination commerciale dans un secteur avec puissance géopolitique.

L'achat de produits culturels américains peut très bien cohabiter avec des oppositions critiques vis-à-vis des États-Unis voire même des formes d'antiaméricanisme, un autre concept souvent problématique. L'Iran peut aimer les séries américaines (Homeland par exemple, qui peut se lire, en partie, comme une critique de la politique étrangère américaine) sans pour autant apprécier les décisions politiques des États-Unis à son égard.

Que peut le soi-disant soft power américain en Ukraine actuellement ? Pas grand-chose, même si Kiev présente un grand nombre de films américains dans ses cinémas et si les Ukrainiens dits de l'Ouest raffolent de musique américaine. Du reste, le hard power américain ne peut pas grand-chose non plus, car la puissance et l'armement de la Russie interdisent d'envisager une guerre.

La Chine adore tellement la culture populaire américaine que les films hollywoodiens sont copiés sur DVD et mis en vente illégale parfois avant même leur sortie dans les cinémas américains. Cet engouement n'a bien évidemment aucun impact politique. Les Chinois se sont convertis au marché lit-on dans la presse. Ce mot "converti" est bien adapté, car il s'agit d'une religion, celle du néolibéralisme, mais cette "conversion" n'a pas mis fin au contrôle du parti communiste sur la vie des Chinois. Pas de conversion au système politique américain, pas de prolongement politique à la consommation de culture américaine.

On peut se demander si la diffusion mondiale du concept creux de soft power ne vient pas rassurer les Américains au moment où leur hégémonie ou leur leadership vacillent, sans pour autant disparaître. Dans les discours sur le déclin relatif des États-Unis, les anti-déclinistes mettent toujours en avant la puissance du soft power américain et l'excellence des universités. On pourrait tenir un discours semblable en ce qui concerne la Grande-Bretagne (universités cotées et influence due à l'histoire et la position de l'anglais) ou même le Japon (mangas et universités). Personne ne pense que la Grande-Bretagne ou le Japon ont une puissance géopolitique accrue grâce à leur soft power.

Inversement, on entend souvent dire que la Chine ou la Russie n'ont aucun soft power, aucune puissance d'attraction et que ces deux pays ne sont pas populaires. Il est vrai qu'à Riga la Russie n'est pas populaire, mais cela ne tient pas à la puissance culturelle ou au soft power de la Russie et je suis sûr qu'en Lettonie on peut aimer Pouchkine, mais pas Poutine. Par contre, le soft power russe est évident dans les régions russophones de l'Ukraine.

La Chine n'a peut-être pas d'industrie culturelle de la puissance de Hollywood, mais elle fait sentir son influence tant dans les vignobles français que dans tous les pays d'Afrique. Le fric remplace avantageusement tous les discours sur la puissance douce. On pourrait aussi avancer que l'influence culturelle chinoise au Japon est énorme, tant dans les arts que les systèmes d'écriture, mais cette influence ne se traduit pas du tout en pouvoir géopolitique. Les deux pays sont pris dans une rivalité qui pourrait déboucher sur des hostilités déclenchées par un conflit portant sur de minuscules îles.

Les États-Unis ne peuvent régler aucun conflit grâce à leur soft power et leur hard power les mène parfois aussi à l'impasse comme en Irak. Que leurs exportations culturelles se portent bien est indéniable, que leur pouvoir d'imposer un traité transatlantique ou transpacifique soit fort est aussi une vérité. Dans les deux cas cela n'a rien à voir avec du soft power. Les États-Unis restent la première puissance militaire et commerciale, mais ils sont incapables d'obtenir les résultats qu'ils souhaitent dans de nombreux conflits, depuis la Syrie jusqu'à l'Ukraine. Leur soft power leur donne parfois une bonne réputation, mais ce n'est pas systématique, en aucun cas il n'assure l'hégémonie.

L'épopée du soft power rappelle le "concept" de fin de l'histoire de Fukuyama, concept creux qui a aussi fait le tour du monde de la science politique avant de mourir dans les tourbillons de la réalité. C'est la fin de l'histoire qui a pris fin, pas l'histoire. Le soft power ressemble à un conte de fées que les Américains se sont raconté à eux-mêmes avant de l'exporter, un peu comme une série ou un film hollywoodien : 'Le monde entier aime notre culture, le monde entier nous aime et grâce à notre culture nous pouvons influencer le monde entier que nous paramétrons selon nos valeurs culturelles. Donc ne craignons pas le déclin.'

La marchandisation a certes uniformisé les goûts, mais pas les situations géopolitiques et donc les attentes vis-à-vis des États-Unis. Cela a profité aux industries culturelles américaines qui n'ont pas d'équivalent ailleurs, mais, même au temps de l'unipolarité du monde dominé par les États-Unis, le soft power n'a pas changé les lignes de force entre pays. Sans puissance économique et militaire pour le soutenir, le soft power fait pâle figure. La montée en puissance de la Chine, le retour de la Russie et de son pouvoir de nuisance ne sont en rien contrariés par un soft power qui est trop mou pour faire fléchir les durs à cuire.

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