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Pourquoi l'abject triomphe avec la victoire de Donald Trump

Les analystes politiques vivent dans une bulle et ont cru que la morale, la moralisation et la dénonciation suffirait à stopper le poids lourd sexiste et raciste. Les «salauds de pauvres» se vengent.
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Inutile de répéter ce que tous les commentateurs ont dit et redit: le candidat Trump qui vient d'accéder à la présidence des États-Unis a multiplié les déclarations racistes, sexistes, xénophobes et encouragé la violence politique. Les questions qui se posent pour tenter, à chaud, d'expliquer ce qui est un indéniable succès, puisque les républicains vont continuer à contrôler le Sénat et la Chambre des représentants, sont de divers ordres.

La première est pourquoi tous les analystes politiques, tant universitaires que journalistes, se sont-ils et elles trompés à ce point? Tout comme les sondages, ce qui rappelle effectivement la situation de la Grande-Bretagne avec le vote sur le Brexit en juin dernier.

Puis on verra que cette question est liée à la suivante, évidente, qui a fait le succès du démagogue? La classe médiatique et intellectuelle, ceux qu'en anglais on appelle les «chattering classes» («classes bavardes»), n'a pas pris la mesure de la colère qui existe parmi les perdants de la mondialisation.

En général, les commentateurs n'habitent pas les endroits dévastés par les fermetures d'usine qui ont été envoyées au Mexique on en Chine ou dont les productions sont réalisées maintenant dans des pays à bas coût. Trump est lui-même un «mondialisateur» qui délocalise, ne paie ni ses impôts, ni ses employés correctement. Capitaliste banal et milliardaire, il est le symbole de la mondialisation néolibérale mais il a cyniquement choisi le discours démagogique tendant à faire croire qu'il serait le champion de la renaissance américaine.

La colère qui gronde et a conduit à l'élection, de justesse, du menteur systématique peut être analysée comme la permanence du sexisme et du racisme aux États-Unis. Ces analyses sont justes mais évidemment insuffisantes car Obama avait réussi à se faire réélire en dépit du racisme très fort qui le visait. Le sexisme est un autre facteur mais si l'on regarde les voix de Trump dans les États qu'il a gagnés, on aperçoit un grand nombre de femmes des classes sociales défavorisées, que l'on appelle la classe moyenne aux États-Unis. On voit que le «gender gap» n'est pas très marqué.

Clairement ici la classe sociale a compté plus que le genre. Trump a, de façon éhontée, utilisé une expression qui vient de Franklin Roosevelt, «the forgotten man» («l'homme oublié», car à l'époque les femmes comptaient encore moins dans l'esprit des politiques), et parlé d'«hommes oubliés». Sur le fond, il avait raison: il y a un grand nombre d'hommes et de femmes oubliés par le système économique. En démagogue caractéristique, il a utilisé la colère des oubliés pour sa rhétorique d'extrême droite. Partout et toujours l'extrême droite, qu'elle soit fasciste, nazie ou celle de Nigel Farage du UKIP en Grande-Bretagne, surfe sur la colère des déshérités. Helmut Schmidt, l'ancien chancelier allemand, disait que les programmes d'austérité de Brüning avaient porté les nazis au pouvoir. Ceux qui font profession de commenter la politique, à quelques exceptions près, ne connaissent pas les lieux de dévastation et les gens qui y résident.

La rhétorique scandaleuse de Trump a été bien reçue en dépit, mais aussi à cause, des dénonciations de ceux que tout le monde s'accorde, de façon problématique, à appeler les «élites», alors qu'il s'agit des classes dominantes. Les analystes politiques et les sondeurs vivent dans une bulle et ont cru que la morale, la moralisation et la dénonciation suffirait à stopper le poids lourd sexiste et raciste.

Une leçon à tirer est que l'on n'arrête pas les dérives démagogiques de la droite extrême avec des mots seuls ou des tentatives de faire honte. La rhétorique doit accompagner des actions. Il faut des actes contre la misère ou la peur du déclassement, donc des mesures politiques et économiques.

Ceux qui faisaient la morale ont été perçus comme les mêmes qui avaient laissé les conditions socio-économiques se dégrader.

Les «salauds de pauvres» se vengent des humiliations de façon terrible et ouvrent parfois la voie au pire.

Ceci n'est pas nouveau, je lis en ce moment un petit livre autobiographique de Didier Eribon, Retour à Reims. L'auteur, dans le cadre français qui ressemble à celui des États-Unis, parle aussi de la dérive vers la droite extrême favorisée par l'abandon des classes populaires invisibles dans le débat public. Il n'est évidemment pas en sympathie avec l'extrême droite mais il cherche à comprendre pourquoi des populations dominées remettent leur sort à des beaux parleurs bonimenteurs de la droite extrême. Une sociologue américaine, Arlie Russell Hochschild, a fait le même travail: Strangers in Their Own Land, Anger and Mourning on the American Right. Après plus de trente ans de néolibéralisme, choisi tant par les républicains que par les démocrates, de dérives racistes qui furent utilisées depuis la «stratégie sudiste» de Nixon jusqu'à la campagne de Bush père et chauffées à blanc par Trump et sa campagne contre Obama («birthers»), l'opinion américaine était en mode révolte.

Bernie Sanders avait lui aussi compris la détresse des oubliés de la mondialisation, ou plutôt des dominés. Son message avait beaucoup d'écho chez les jeunes et, contrairement à Trump, il voulait transformer cette colère légitime en action progressiste, sans racisme, sans sexisme, sans insultes pour tous les groupes faibles ou étrangers. Sa campagne a été étouffée par l'appareil du Parti démocrate, un parti qui ne cesse de se déporter à droite, de solliciter les mêmes gros donateurs capitalistes que les républicains. Le Parti démocrate, comme le dit Thomas Frank, est devenu le parti des gens instruits et installés, alors que les républicains, traditionnellement le parti des affaires et des milliardaires façon Trump, est devenu, électoralement, le parti des pauvres, des humiliés, des déclassés.

Les minorités ne se sont pas mobilisées assez fortement pour Clinton et le vote féminin ou féministe n'a pas suffi à stopper la vague autoritaire fascisante. Il y a aussi une leçon ici pour les libéraux ou la gauche: le slogan «stronger together» («plus forts ensemble») doit être une réalité, pas juste un slogan. Une gauche qui laisse le système capitaliste se développer à sa guise, qui ne met pas de garde-fous à la mondialisation oublie les classes populaires qui se vengent en votant pour l'autre parti, même si elles n'approuvent pas tout le programme.

Ce vote est bien sûr dangereux et porteur de graves dérives tant sur le plan intérieur qu'extérieur. On ne sait pas ce que Trump va faire, sinon être un président fainéant qui déléguera à son vice-président aux idées classiquement réactionnaires et à ses ministres et conseillers. Les États-Unis ont déjà eu des présidents ignares et peu travailleurs, Reagan ou George W. Bush, mais aujourd'hui celui qui est soutenu par le Ku Klux Klan n'a aucune compétence en matière politique et va donc voguer au gré des décisions prises pour lui et qu'il aura validées sur la base de son narcissisme exacerbé.

L'heure est grave car, même si l'on est très à gauche et critique de Clinton la néolibérale amie de Wall Street, on ne peut que craindre les actions d'un xénophobe, raciste, sexiste, impulsif et ignare. Chomsky, comme Sanders, ne s'était pas trompé en appelant à voter pour elle «en se pinçant le nez».

La résistance à Trump qui marque le triomphe de la «télé irréalité» sera difficile car le Congrès est entre les mains des républicains, qui vont aussi nommer le ou les juges à la Cour suprême. D'autres institutions et mobilisations devront organiser la défense de la démocratie. Il est temps, cependant, de voir que l'on ne peut pas continuer sur la voie de la mondialisation malheureuse (Guénolé) et que pour lutter contre les démagogues de droite extrême, il vaut mieux avoir des candidats de gauche qui ne considèrent pas les dominés comme un «ramassis de minables» («basket of deplorables»). Les «salauds de pauvres» se vengent des humiliations de façon terrible et ouvrent parfois la voie au pire.

Trump est un minable, les dominés doivent trouver une voie progressiste pour transformer leur colère en avancées démocratiques et progressistes. Sanders l'avait compris, d'autres maintenant chez les démocrates doivent refaire le chemin de Franklin Roosevelt qui, d'une position de privilège était passé au progressisme. Elizabeth Warren, une femme courageuse et qui n'a pas sa langue dans sa poche, pourrait le faire. On dit en anglais «every cloud has a silver lining» («tous les nuages ont une doublure en argent»). Le désastre Trump sera confirmé par l'ineptie de ses décisions et alors, peut-être, l'heure de la décence progressiste sonnera.

Ce billet a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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