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Les chercheurs en mécanique n'aiment pas jouer aux dés

SCIENCE - Le problème qui nous intéresse ici est celui des phénomènes aléatoires ou probabilistes (comme un lancer de dés...): comme il est impossible de les maîtriser (on ne vit pas dans un monde parfait!), il est nécessaire de les intégrer pour dimensionner au plus juste.
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Ce billet est publié dans le cadre de l'opération Têtes Chercheuses, qui permet à des étudiants ou chercheurs de grandes écoles, d'universités ou de centres de recherche partenaires de promouvoir des projets innovants en les rendant accessibles, et ainsi participer au débat public.

Le problème qui nous intéresse ici est celui des phénomènes aléatoires ou probabilistes (comme un lancer de dés...): comme il est impossible de les maîtriser (on ne vit pas dans un monde parfait!), il est nécessaire de les intégrer pour dimensionner au plus juste. Prenons un exemple simple: on veut couper un fil de fer, et bien évidemment, impossible de mettre la main sur la pince coupante! La solution est connue de tous: on prend le fil de fer entre ses mains, et on le plie «un certain nombre de fois» jusqu'à ce qu'il se rompe.

Ce phénomène est une rupture par fatigue (on «fatigue» le matériau en le pliant alternativement). Le problème est que le nombre de fois où on va devoir le plier est dépendant des petits défauts du fil: légère variation de diamètre, matériau un peu différent dans la zone qui se plie, amplitude des mouvements que l'on impose... Une autre illustration simple est celle du montage de meubles achetés en kit: qui n'a jamais forcé un peu plus sur une vis pour compenser les défauts d'un panneau ou d'un trou?

Imaginons le même phénomène sur une automobile ou un avion... Est-ce que le fait que l'on force un peu plus sur une vis, que l'on ait un peu trop déformé une tôle est grave? Actuellement, l'utilisation de coefficients de sécurité permet de globaliser l'étendue de ces méconnaissances: les structures répondent donc au besoin, mais au prix d'un surdimensionnement qui a des conséquences en terme de poids, de coût, de bilan carbone, etc. À titre d'exemple, sur un moteur d'avion, il y a près de 3500 assemblages boulonnés. Si on estime être capable de gagner 20 grammes sur chaque assemblage, cela représente 70 kg de gain de masse sur le moteur. Sur une exploitation annuelle de vol Paris-Toulouse (20 aller-retour par jour), cela représente une économie de 95 000 litres de kérosène et de 244 tonnes d'émission de CO2 (source: éco-calculateur de la DGAC). Pour notre environnement, cela vaut la peine de dimensionner au plus juste, non ?

Pour mieux dimensionner, la simulation numérique en calcul des structures est un outil indispensable et couramment utilisé. Mais prendre en compte la variabilité (et aller vers ce qu'on appelle le dimensionnement stochastique ou probabiliste) est une autre affaire... Il ne s'agit plus de réaliser une simulation associée à des valeurs uniques de tous les paramètres qui décrivent la structure, mais d'en réaliser un grand nombre pour différentes valeurs de paramètres afin d'intégrer les sources d'incertitudes. On cherche donc à décrire non plus une structure mécaniquement parfaite, mais toute une famille de structures bien plus représentative de la réalité.

Revenons alors sur le problème de la fatigue: le fil de fer que l'on plie alternativement, mais aussi les cycles de vols d'un avion, les sollicitations alternées que subissent les pièces d'un moteur... Pour dimensionner en fatigue, le problème mécanique à résoudre est complexe et une telle simulation numérique peut prendre plusieurs heures même sur un calculateur très puissant (le LMT Cachan où je travaille dispose d'un cluster de calcul de près de 1000 cœurs).

Or nous avons vu que pour prendre en compte la variabilité, il faut réaliser de nombreuses simulations: les durées des calculs se comptent alors en semaines, voir en mois, ce qui est évidemment inacceptable. Il faut donc réduire de façon draconienne ces temps de simulation pour permettre de prendre en compte l'aléa. Avec David Néron (Maître de Conférences à l'ENS Cachan), et Nicolas Relun (Docteur de l'ENS Cachan, aujourd'hui chez EDF R&D), nous avons proposé une méthode pour réduire ces temps de calcul. Cette méthode s'appuie sur deux idées très fortes.

La première est une stratégie de calcul originale dont les idées sont dues à Pierre Ladevèze (Professeur à l'ENS Cachan) qui permet de réaliser des simulations numériques en représentant les grandeurs mécaniques de façon réduite. L'idée est de construire un modèle réduit (mais exact !) de la solution mécanique. Cette solution est composée de fonctions (la déformation d'une pièce, les forces internes par exemple) qui dépendent de plusieurs variables. Le modèle réduit sera lui basé sur des combinaisons de fonctions d'une seule variable: cette technique très en vogue aujourd'hui s'appelle la PGD pour Proper Generalized Decomposition. Et l'intérêt est énorme: on doit stocker en mémoire beaucoup moins de données et les problèmes sont moins longs à résoudre.

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La deuxième idée est que l'on peut se servir intelligemment de ce modèle réduit. Pour cela on va reproduire un fonctionnement finalement très humain: on tire parti de l'expérience acquise. Une fois un premier calcul réalisé (donc associé à certaines valeurs des paramètres), on va tenter lors du calcul suivant (donc associé à d'autres valeurs des paramètres) de réutiliser le modèle réduit généré lors du premier calcul, quitte à le modifier un peu. En généralisant cette idée pour tous les jeux de paramètres, on est amené à recombiner des parties du modèle réduit, à le modifier un peu, ou parfois à l'enrichir, mais le temps de calcul est sans commune mesure avec celui du premier calcul où il a fallu générer intégralement ce modèle réduit.

Pour illustrer ces propos, on présente deux exemples. Le premier est une pièce banalisée (pour des raisons de confidentialité) représentative des sollicitations que peut subir le moteur Vulcain de la fusée Ariane. Pour cette pièce, 1000 simulations numériques ont été réalisées en prenant en compte la variation du chargement (l'analogue de l'amplitude du pliage du fil de fer) ainsi que les variations de deux paramètres qui décrivent le comportement complexe du matériau.

Les résultats obtenus parlent d'eux même: s'il avait fallu réaliser l'ensemble de ces 1000 simulations avec un logiciel standard, il aurait fallu près de 25 jours de calcul, alors qu'avec la méthode que nous avons développée, l'ensemble des résultats a été obtenu en 17 heures. Le second exemple est représentatif d'un échangeur thermique fonctionnant lui aussi à haute température. Là encore, 1000 simulations ont été réalisées, et le problème est encore plus complexe (près de 750.000 inconnues alors que le précédent en comptait moins de 150.000).

À titre indicatif, sur ce second exemple, une seule simulation prend près de 3h30. Là encore, les gains en temps de calcul sont phénoménaux: il aurait fallu près de 4 mois pour réaliser tous les calculs avec une méthode classique, alors que nous avons pu mener l'ensemble des simulations en moins de 3 jours (soit près de 40 fois plus rapidement).

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2013-10-14-ENSCachanMecaniciens3.pngImage2 - Influence des paramètres sur la sollicitation maximale subie par la structure
2013-10-14-ENSCachanMecaniciens4.pngImage3 - Vue des déformations permanentes dans l'échangeur thermique
2013-10-15-ENSCachanMecaniciens5.pngImage 4 - Évolution du gain en temps de calcul pour les 1000 simulations réalisées (facteur 40 au maximum)

La recherche en mécanique permet aujourd'hui de rendre abordables de telles simulations pour que le dimensionnement des structures soit plus cohérent, plus fin, mieux maîtrisé... Pas soumis aux aléas d'un lancer de dés !

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La formation et la recherche pour les sciences, les techniques et la société, sont des missions fondamentales de l'ENS Cachan, où 70% des élèves préparent un doctorat en vue de débouchés principalement liés à l'enseignement supérieur et la recherche.

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