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Le jeune Karl Marx ou l’ironie de l’histoire

Le jeune Karl Marx est à voir pour ceux qui considèrent toujours que le débat, le questionnement, l'analyse et le doute forment une pensée saine.
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Fournie

Le dernier film du réalisateur Raoul Peck, Le jeune Karl Marx, permettra à plusieurs de renouer avec ce sentiment d'élévation de l'esprit qui nous habite quand on appréhende le monde et l'Histoire intellectuellement par la lecture des grands penseurs qui ont formé notre pensée collective, Marx étant bien entendu un de ceux-ci.

Le jeune Karl Marx est également un film audacieux à une époque où plusieurs croient à la fin de l'Histoire et où même la chute du mur de Berlin est un événement distant. De plus, Peck a le mérite de signer un film axé sur des dialogues soutenus, en trois langues (français, anglais, allemand) de surcroit, qui demandent réflexion et qui n'impose pas des conclusions infantiles et simplistes comme Hollywood nous y a trop habituée. Ceci étant dit, Peck signe tout de même un film qui laisse perplexe.

Les images triomphantes d'un Marx et Friedrich Engels transformant la Ligue des Justes en Ligue des Communistes a pour effet de glorifier Marx et sa création idéologique, le communisme. L'ironie est alors à son comble alors qu'en 2017 il ne reste qu'un régime caricatural du communisme (la Corée du Nord) après l'éclatement de l'Union soviétique et le virage capitaliste et libéral de la Chine, qui n'est encore communiste que de nom. Marx croyant la mission des philosophes étant de « transformer » le monde et non simplement de « l'interpréter », comme Peck le rappelle dans un passage du film, on ne peut que constater l'échec monumental de cette transformation que le communisme a été.

On peut comprendre que le film de Peck porte sur la pensée d'un homme— Marx —et qu'on ne peut entièrement le tenir responsable des interprétations subséquentes de son œuvre. N'empêche que le long métrage frôle la propagande quand une série d'images portant un regard cynique sur le capitalisme, évoquant Ronald Reagan, Margaret Thatcher, le krach boursier de 2008 et autres souvenirs récents associés à ce système et ses conséquences, sans même mention des millions de morts, du totalitarisme et de la misère résultant des différents régimes communistes du dernier siècle.

Si on s'attache au personnage d'un jeune et fougueux Karl Marx et aux prolétaires qu'il défend, il reste qu'on garde les horreurs du Goulag, les millions de morts de la Révolution culturelle chinoise et du totalitarisme vietnamien en tête tout au long du film alors que Marx et Engels créent les fondements de la Ligue des communistes en 1848.

Malgré cela, Peck réussit à saisir les conditions du prolétariat européen de l'époque, vivant dans une pauvreté difficile à imaginer de nos jours au sein des États providences de ces mêmes pays. Peck illustre la misère du peuple anglais, allemand et français, qu'ils soient hommes, femmes et enfants, étant à la merci des propriétaires privés et réduits à se faire couper les doigts par les machines des usines de Manchester ou à servir de chaire à cannons de la Révolution industrielle et des barons maîtres des modes de production.

Le réalisateur réussit également à dépeindre le débat intellectuel qui faisait rage entre l'anarchisme du philosophe français Pierre-Joseph Proudhon, de ceux qui prônaient une réponse pacifique par le prolétariat envers le déclassement créé par le capitalisme et la Révolution industrielle et les communistes, qui défendaient un renversement violent des pouvoirs monarchiques d'Europe et de la bourgeoisie. Peck ne prend pas son auditoire pour des incultes et on lui doit un remerciement sincère pour ceci alors que la norme du cinéma contemporain est souvent de réduire le spectateur au rôle de consommateur abruti ne cherchant que le divertissement de bas étage pour échapper à son douillet réel.

Si le réalisateur réussi ce tour de force, soit de mettre en jeux le débat intellectuel d'une gauche révolutionnaire de cette première moitié du 19e siècle et des conditions concrètes du peuple, on quitte tout de même la salle en pensant à l'ironie de ce film illustrant la misère d'un prolétariat européen alors qu'aujourd'hui la gauche a en grande partie adoptée le capitalisme mondialisé et reniée ce même prolétariat pour le remplacer par les différentes minorités et des groupes victimaires d'un nombre toujours croissant.

Le jeune Karl Marx, au-delà de ces qualités cinématographiques, est surtout un film politique, activiste même, critique du capitalisme, ce qu'on ne peut reprocher à un cinéaste qui se qualifie lui-même comme étant de gauche.

Le jeune Karl Marx, au-delà de ces qualités cinématographiques, est surtout un film politique, activiste même, critique du capitalisme, ce qu'on ne peut reprocher à un cinéaste qui se qualifie lui-même comme étant de gauche. Peut-être Peck tente-t-il de ramener la pensée marxiste au cœur de la gauche pour contrer la domination de sa variante libertaire-libérale d'aujourd'hui.

Peu importe ce qu'est la signification du film de Peck pour la gauche, il est encore une fois ironique qu'un film mettant de l'avant le penseur le plus influent de l'histoire de la gauche révolutionnaire et anticapitaliste alors que de nos jours l'opposition principale au capitalisme financier mondialisé semble prendre forme au sein des partis et mouvement de droites souvent qualifiés de « nationalistes », « d'identitaires », ou pire.

Le jeune Karl Marx est à voir pour ceux qui considèrent toujours que le débat, le questionnement, l'analyse et le doute forment une pensée saine. Certains commettront l'erreur de n'y voir qu'un film de gauche en étant a priori pour ou contre et seront aveuglés par leur dogme respectif. Avec Karl Marx comme protagoniste, Raoul Peck nous rappelle que l'Histoire n'est pas jouée d'avance, même si elle ne semble pas se diriger là où le réalisateur le souhaiterait.

Avril 2018

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