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Bombardier: la fuite en avant est engagée

Il sera difficile politiquement pour le gouvernement Trudeau de ne pas aider Bombardier. Mais que se passera-t-il si l'aide de l'ordre d'un milliard de dollars attendue d'Ottawa ne suffit pas?
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À l'approche de la divulgation du budget du gouvernement fédéral canadien, et face à un carnet de commandes qui ne bouge guère, hormis la promesse d'achat du 17 février dernier portant sur une commande de 45 CSeries accompagnée de 30 options par Air Canada, la pression monte pour accorder des aides supplémentaires à Bombardier.

Au fond, le problème de Bombardier est le CSeries, mais plus seulement.

Alors que le carnet de commandes du CSeries ne décolle pas, les ventes des CRJ tirent de la patte face au E-Jet d'Embraer ; les Q400 sont battus en brèche par les ATR-72 ; le marché des avions d'affaires, qui ne s'est jamais remis de la chute de Lehman Brothers en octobre 2008, retombe.

Plus inquiétant pour Bombardier, les ventes des gros bizjets, dont ses Global, au prix unitaire de plus de 45 millions $, se replient maintenant devant l'essoufflement des économies des pays du BRIC.

Bombardier avait hésité longtemps avant de se lancer dans le créneau des monocouloirs de cent places. Au Salon de Farnborough de 1998, l'avionneur montréalais présenta le BRJ-X, ou «Bombardier Regional Jet eXpansion», un jet biréacté à moteur pendulaire de cent places à la configuration cinq sièges de face. Bombardier mettra le projet en veilleuse en novembre 2000 et préférera allonger le CRJ700 pour donner naissance au CRJ900.

Puis, le 19 juillet 2004, lors du Salon de Farnborough, Bombardier annoncera le développement d'un avion de 100 à 130 places en remplacement du BRJ-X, le CSeries. Toutefois, le 31 janvier 2006, Bombardier suspendra toutes activités sur ce nouveau programme.

Finalement, le 13 juillet 2008, à la veille du Salon de Farnborough, Bombardier lancera le CSeries avec une commande de Lufthansa portant jusqu'à 60 appareils destinés à Swiss.

Sept ans plus tard, le CSeries vole et est devenu un enjeu provincial, et même national.

Le gouvernement du Québec du libéral Philippe Couillard, ainsi que le gouvernement canadien du libéral Justin Trudeau, y sont liés sans l'avoir désiré. L'investissement du gouvernement du Québec dans le CSeries représentera certainement la décision économique la plus importante de ce mandat. En octobre dernier, le gouvernement du Québec a investi un milliard de dollars américains dans la coentreprise chapeautant le programme CSeries, tandis qu'en novembre, la Caisse de dépôt et placement du Québec (CPDQ) investissait deux milliards de dollars dans la division transport de Bombardier.

Ainsi, Québec est devenu coactionnaire d'une entreprise dont l'action est passée sous le seuil d'un dollar, qui croule sous les dettes, affiche des pertes, met à pied 7 000 employés et, pire encore, délocalise.

Pour sa part, le gouvernement Trudeau, qui brille par son immobilisme depuis son élection le 19 octobre dernier, ne pourra plus longtemps se défiler sur le dossier du CSeries, au risque de déplaire au reste du Canada en dépit du soutien au biréacté québécois de la première ministre de l'Ontario, la libérale Kathleen Wynne. Toute décision fédérale favorable au CSeries aura certainement une odeur de pétrole de l'Alberta et de la Saskatchewan coulant dans le pipeline Énergie Est de TransCanada qui doit traverser le Québec.

Si le CSeries ne se vend pas très bien, du moins jusqu'à présent, il ne faut nullement pointer vers ses performances, qui sont remarquables. Ses moteurs, des Pratt & Whitney Pure Power, sont si avancés qu'Airbus a décidé de les offrir sur la nouvelle version de ses monocouloirs A320, les A320neo, lancée le 1er décembre 2010 en riposte au CSeries.

L'histoire de l'aviation commerciale est jonchée de bons avions à qui le succès commercial n'a pas souri. Citons récemment le Dassault Mercure, le McDonnell Douglas MD-95 devenu le Boeing 717, et les Fairchild Dornier 328JET, 728 et 928.

Il ne faut pas non plus blâmer le retard de plus de deux ans du programme. Le Boeing 787 Dreamliner a connu plus de trois ans de retard et, néanmoins, presqu'aucune annulation, alors que les commandes fermes se sont accumulées pour atteindre plus de 800 au moment de son vol inaugural, le 15 décembre 2009, et plus de 1 143 actuellement.

Mais Bombardier devait-il vraiment se jeter sur le marché des monocouloirs de plus de cent places partagé exclusivement entre Airbus et Boeing, en dépit des tentatives passées de la néerlandaise Fokker ou actuelles des Japonais avec le Mitsubishi Regional Jet, et des Chinois avec l'AVIC ARJ-21 et le COMAC C919, ou des Russes Irkut MC-21-200.

L'européenne Airbus et l'américaine Boeing n'ont guère l'intention de voir un troisième joueur évoluer sur leurs plates-bandes, surtout qu'ils sont tous deux conscients que Bombardier ne s'arrêtera pas au CS300, les noms CS500 et CS700 ayant déjà été réservés par le constructeur québécois.

Airbus et Boeing ont les moyens de protéger leur pré carré, les familles A320 et 737 sont depuis longtemps amorties, et les investissements nécessaires aux nouvelles versions se sont avérés minimes. De plus, les deux avionneurs possèdent une base établie de clients, qu'ils peuvent convaincre de ne pas ajouter un nouveau modèle de monocouloir à leur flotte.

Pour remettre les choses en perspective, Airbus a livré en 2015 635 jets civils, alors que son carnet de commande a atteint 6 831 appareils d'une valeur au prix catalogue de 1 000 milliards de dollars américains ;Boeing 762 avions de ligne et enregistré 768 commandes fermes d'une valeur de 112,8 milliards de dollars américains ; et Bombardier 95 avions régionaux, sa division avions commerciaux ayant réalisé des ventes de trois milliards de dollars américains.

Seulement en 2015, Airbus a livré 491 appareils de la famille A320 et 6 932 depuis son entrée en service en 1988 ; et Boeing 495 appareils 737 l'an dernier et 8 920 depuis 1967, année de sa mise en service.

Depuis 1970, Airbus, par d'habiles manœuvres, fortement soutenue par les trésoreries de la France, de l'Allemagne, de l'Espagne, du Royaume-Uni et de la Communauté européenne, a éliminé Lockheed et McDonnell Douglas du marché des avions de ligne civils pour se hisser au niveau de Boeing.

Si Boeing n'a pas réalisé la menace d'Airbus dès 1977, cette fois-ci le constructeur de Seattle, tout comme l'avionneur de Toulouse, n'a pas l'intention de voir débarquer sur le créneau des Single Aisle un nouveau joueur.

En 1977, à la stupéfaction de tous, Airbus emportait une commande de 34 A300 de la part d'un transporteur très respecté, le sixième plus important au monde, l'américain Eastern Airlines. Avant cette commande, dont les conditions avaient été ridiculement avantageuses pour Eastern Airlines, Airbus n'avait jusqu'alors trouvé preneur pour ses jets qu'auprès de trois transporteurs : Air France et Lufthansa, les transporteurs nationaux des deux bailleurs de fonds de l'avionneur européen, et Korean Air. L'avionneur franco-germano-espagnol accumulait alors des A300 White Tails sur le tarmac de l'aéroport de Toulouse-Blagnac. Eastern Airlines venait de fournir la reconnaissance dont avait absolument besoin le constructeur naissant.

Bombardier, principalement à cause du CSeries, est à la croisée des chemins. Après les appuis politiques, s'expriment ceux de la presse. Le journaliste Charles Grandmont, du mensuel québécois L'Actualité, soutient l'investissement des gouvernements dans le CSeries de Bombardier. Pour lui, «ne rien faire aurait des conséquences encore plus fâcheuses pour le Québec».

Pour Jean-Paul Gagné, de l'hebdomadaire financier Les Affaires : «Bombardier Aéronautique est le fleuron d'une industrie de 40 000 emplois au Québec. Va-t-on prendre le risque de perdre une telle locomotive ?». Il remercie la structure de capital de Bombardier et la famille Bombardier Beaudoin de ne pas avoir vendu la compagnie à des étrangers.

Au moins, monsieur Gagné reconnaît que les dirigeants de Bombardier ont pris un risque élevé avec le CSeries, et là réside le fond du problème.

Dans le cas du Boeing 787, qui est une révolution technologique, le risque d'échec commercial était inexistant car le marché existe bien.

À l'opposé, l'Airbus A380 représente toujours tout un défi, le marché de remplacement du Boeing 747 n'existant pas, du moins jusqu'à maintenant. L'ampleur du gouffre financier ne sera certainement jamais rendu public.

Dans le cas du CSeries, le marché du cent places n'existait pas également, et Bombardier tente de le faire naître. Ce créneau a été couvert par les versions raccourcies des familles A320 et 737, les A318, 737-500 et 737-600, chacun vendu à moins de cent exemplaires et dont la production a été arrêtée.

Il faut rappeler qu'il y a 25 ans, Bombardier, avec son Regional Jet de 50 places, une extrapolation du jet d'affaires Challenger 601, allait créer de toutes pièces le marché des jets de transport régional, et ce, à la stupéfaction de tous, grâce aux importantes commandes de transporteurs américains. Quant au CSeries, la réponse viendra d'ici un an en fonction de l'obtention ou non d'une mégacommande américaine.

Pour François Pouliot, du journal Les Affaires, «Québec et Ottawa ont la capacité financière de faire l'injection demandée, et éventuellement de la perdre». Pour lui, sans soutien financier de l'État, c'est la fin du CSeries et des jets régionaux. Selon lui également, les actions multivotantes ont permis à la famille Bombardier-Beaudoin de garder le contrôle du constructeur. Il ajoute que cette famille fut une bénédiction pour le Québec pour ne pas avoir vendu l'entreprise à un concurrent étranger. À ses dires, «sans la famille, la grappe aéronautique du Québec ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui».

Pour justifier l'aide de l'État à Bombardier, monsieur Grandmont reprend le leitmotiv des supposés juteux contrats militaires qui soutiendraient la division Commercial Aircraft Group de Boeing. Quant à Airbus, il est vrai que, selon une étude de The Economist datant d'une dizaine d'années, le constructeur avait coûté aux contribuables français, allemands, espagnols, britanniques et européens plus de 400 milliards de dollars depuis le début des années 1970.

Monsieur Grandmont fait planer le spectre d'un atterrissage en catastrophe en cas de refus des gouvernements. Douteux, au mieux.

D'ici un an, nous saurons certainement si le CSeries s'est frayé une place sur le marché des avions de ligne et si la décision de Bombardier de s'aventurer sur ce créneau des monocouloirs de plus de cent places fut pertinente.

Maintenant, le problème est qu'il sera difficile politiquement pour les gouvernements Couillard et Trudeau de ne pas aider Bombardier. Mais que se passera-t-il si l'aide de l'ordre d'un milliard de dollars attendue d'Ottawa ne suffit pas ? La fuite en avant est d'ailleurs déjà belle et bien engagée.

CSeries ou pas, Bombardier devrait songer, tôt ou tard, au lancement d'un turboprop de 100 places. Côté jets régionaux, Bombardier devrait, au minimum, remotoriser ses CRJ à défaut de renouveler la gamme autour d'un design et d'un moteur totalement nouveaux. Côté aviation d'affaires, la remotorisation du Challenger 650 est un minimum, à défaut de renouveler le modèle, tandis qu'une fois les Global 7000 et Global 8000 certifiés, il sera souhaitable de porter les Global 5000 et Global 6000 à leur niveau avec une motorisation et une avionique nouvelles.

Quant à l'avenir de l'industrie aérospatiale du Québec, Bombardier en reste un élément important mais elle ne se limite pas seulement à l'avionneur, ni au CSeries qui donnera de l'emploi, si tout va bien, à 2 500 personnes dans la région métropolitaine de Montréal chez Bombardier, et peut-être autant chez les fournisseurs.

Limiter l'industrie aérospatiale du Québec à Bombardier uniquement est un peu court. C'est oublier Pratt & Whitney Canada, CAE, CMC, Bell Helicopter Textron Canada, HérouxDevtek et les kyrielles de PME.

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