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Monnaie sans banque: une révolution qui pointe?

Un mouvement se développe qui voit naître des «monnaies sans banques» véritable menace pour ces dernières, possible révolutions pour les modes de paiement et les sociétés dans lesquelles ils s'inscrivent.
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Depuis l'Islande jusqu'à Chypre, depuis Los Angeles jusqu'à Vienne, les banques ont été violemment secouées: cause de la crise la plus grave depuis celle de 1929, elles ont ruiné des États et leurs propres clients. Elles se trouvent aujourd'hui mises en accusation, qu'elles aient été prudentes ou non. Celles qui avaient bien géré leurs situations se sont vues rattrapées par des compromissions dangereuses. Celles qui se sont effondrées ont coûté de fortunes à leurs concitoyens. Elles sont toutes mises en cause, psychologiquement, socialement, économiquement. Quant à leurs dirigeants on les accuse de s'être servis abondamment, d'avoir couvert des politiques scandaleuses de bonus mirifiques et de n'avoir montré qu'éthique vasouillarde ou fausse ingénuité: "ils ne savaient pas" ou découvraient, "mais un peu tard" que leurs subordonnés étaient de vrais sales types soucieux de leurs propres intérêts, peu concernés par le sort réservé à leurs clients.

Rendez l'argent!

Dans ce contexte, étonnez-vous que le monopole des banques en matière monétaire soit contesté, voire radicalement mis en cause. De tous côtés déferlent des propositions tendant à rendre la monnaie au peuple, aux nations, aux organisations financières internationales. On ne veut plus des banques et de la vision édénique d'un certain libéralisme qui prétendait que leurs activités de crédit autorégulées par le marché ne pouvaient sortir que de la bonne monnaie. Aussi, entend-on de plus en plus haut et fort ce cri un peu étonnant, adressé aux banques et aux pouvoirs publics: "rendez l'argent!". Traduit dans la langue des économistes cela signifie que le pouvoir monétaire, lorsqu'il est placé entre de mauvaises mains, ne donne que de la mauvaise monnaie.

Rendez l'argent? Mais à qui s'interrogent les économistes effarouchés. Au peuple, s'entendent-ils répondre comme si on avait rétropédalé vers les diverses révolutions du XIXe siècle. Vieille revendication depuis que la monnaie n'est plus uniquement frappée dans du bon or, loyal et franc et depuis que le billet de banque a rapproché les citoyens de sa fabrication. Revendication réinventée et qui prend des formes très diverses, depuis les formulations les plus "sociétales" où l'humain domine jusqu'aux formules qui renverraient les algorithmes du speed trading au niveau du fameux jeu de Pong, ancêtre de tous les jeux vidéo.

Les trois ambitions de la monnaie sans banque

Trois ambitions se croisent et, pour le moment, ne se rencontrent pas vraiment. La première est celle qui veut en finir avec toutes les intermédiations. L'Homme doit pouvoir parler avec qui il veut, commercer, participer, projeter sans qu'une autorité se prétende habilitée à réguler, organiser, permettre, interdire, surveiller et donc fliquer. Elle est célébrée sous le vocable: "peer to peer", "pair-à-pair" où "pair" prend son sens le plus noble. On entend ici et là que les mânes de Thoreau et d'Emerson sont convoquées sur le berceau d'une monnaie qui ne devra rien à personne, si ce n'est à ses utilisateurs et aux membres du réseau auquel elle appartient. On comprend qu'il s'agit de la monnaie qui fait trembler les colonnes du temple: le Bitcoin. Celle-là et ses émules ou ses concurrentes, d'autres monnaies "cryptées" comme on les nomme, sont sur les rangs pour se partager un marché qui devrait croître à la même incroyable vitesse qu'internet.

Seconde ambition, qui est presque à l'opposé de la première tant elle insiste sur l'humain, le proche et le compassionnel, c'est celle des monnaies alternatives. Ici les enjeux ne sont plus ceux d'une technologie "quantique" à base d'ordinateurs ultras puissants ou mis en réseau par milliers pour fournir les capacités de calculs monstres, ni de miner de l'or numérique, comme on le verra plus tard. Il s'agit de faire réémerger de plus belles ressources, celles qui sont le produit du travail humain et de sa dignité. "L'expression réémerger" est ici employée à dessein: le mineur d'or numérique fait émerger du monde binaire des 0 et des 1 quelque chose qui, instantanément, indépendamment de toute activité humaine, acquerra de la valeur et enrichira son détenteur. Le monde des monnaies alternatives se fonde sur cette idée que les crises dépouillent l'homme de son travail et des valeurs qu'il peut créer (morales, humaines ou économiques).

Or, cette faculté de créer n'est qu'occultée, oblitérée par la crise et le chômage, il faut la faire revenir dans la société qui s'en enrichira et rendra à ceux qui étaient poussés à l'écart, dignité et participation sociale. La valeur créée sera reconnue par des monnaies solidaires émises pour la circonstance et pour répondre aux besoins de crédit, c'est-à-dire de confiance, des offreurs de travail. Les monnaies alternatives ont toutes pour caractéristiques de se déployer, on en verra les raisons plus loin, dans des univers restreints géographiquement et socialement. Il s'ensuit qu'elles sont nombreuses bien que fonctionnant souvent selon les mêmes modalités.

Troisième ambition qu'on pourrait qualifier "d'ambition africaine": des zones géographiques entières, voire des continents, le continent africain en est l'exemple le plus caricatural, sont mal desservis par les réseaux bancaires et monétaires. Comme on peut aussi le dire des réseaux routiers, électriques, d'eaux potables, de voies navigables. Pas de réseau bancaire, pas de possibilité d'user des moyens classiques, virements et chèques, instruments dits « monnaie de banque » pour compenser les millions de dettes et de créances nées du commerce entre l'ensemble des agents économiques. Comment, faute de banques, s'arracher du commerce de proximité insuffisant pour assurer l'écoulement des très grandes quantités et l'approvisionnement de centaines de milliers d'acteurs économiques? Comment garantir la liquidité des parties à un contrat et comment procéder au transfert des créances destinées à apurer les dettes? C'est alors qu'apparaissent les acteurs d'un nouveau mécanisme de paiement et de compensation: les sociétés de téléphone combinant la technique du smartphone et celle de l'e-monnaie.

Perplexité des Etats et des Banques centrales

Ainsi, de nouveaux acteurs, de nouvelles ambitions, les moyens qui les caractérisent se mettent-ils en place sous le regard interloqué, inquiet ou courroucé des acteurs traditionnels de la vie bancaire et monétaire. Il est clair que les banques qui tentent depuis plusieurs années d'investir l'univers "électronique" voient avec peu de tendresse s'interposer les émetteurs de monnaies cryptées. Leurs projets ne sont ni plus ni moins qu'une sorte de déclaration de guerre lancée à l'encontre des anciens pouvoirs "techniques". Les pouvoirs publics sont concernés: on le conçoit d'autant plus naturellement que la monnaie, sa valeur, sa sécurité et son aptitude à assurer l'apurement des dettes et des créances, sont des enjeux essentiels dans la vie d'une nation ou d'un groupe de nation. Les débats sur l'Euro en sont un témoignage difficilement réfutable.

Les enjeux pour les institutions "étatiques" sont ceux de la sécurité dans les processus de transaction et dans les rapports qu'entretiennent les agents économiques entre eux. D'autres enjeux, parfaitement étatiques, au sens même où les pourfendeurs du "détournement de la monnaie" le pensent, tiennent aux risques systémiques que comporte le "peer to peer". Comment contrôler que l'ordre et les bonnes mœurs sont respectés puisque par définition ce "peer to peer" écarte toute surveillance des parties à une transaction? Comment s'assurer que les taxes seront payées? Où que les interdits concernant des transactions ou des acteurs ne seront pas contournés?

On ne s'étonnera pas que ces questions se posent de façon presque identique dans les trois cas exposés plus haut. On ne s'étonnera pas non plus de relever que l'émergence de ces modes de paiement et des ambitions qu'ils ont pour objectif de satisfaire provoque des tensions de plus en plus vives. Reconnaissons aussi que les plâtres essuyés par les nouveaux venus ont de drôles de consistances et ne sentent pas toujours très bon! Mais souvenons-nous que les deux modes de paiement révolutionnaires que furent en leurs temps le billet de banque et la monnaie scripturale ne sont pas nés dans des draps de soie embaumant la rose. Escroqueries, faillites, épargnants spoliés, commerçants ruinés jonchent la vieille route suivie pour la constitution des systèmes bancaires et monétaires dominants. C'est donc presque logiquement que les belles idées qui sous-tendent le "bitcoin", pour prendre cet exemple, n'ont pas résisté à quelques tentatives douteuses et mafieuses bien ciblées.

Il n'en est pas moins vrai qu'un mouvement se développe qui voit naître des "monnaies sans banques" véritable menace pour ces dernières, possibles révolutions pour les modes de paiement et les sociétés dans lesquelles ils s'inscrivent.

Prochain article: les frasques d'une jeune monnaie

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