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La deuxième guerre de Corée aura-t-elle lieu?

À Pyongyang, quel que soit le niveau d'incompétence des diplomates, on est encore suffisamment pragmatique pour réaliser qu'aucun des acteurs de la géopolitique coréenne n'a intérêt à ce que change le présent statu quo actuel.
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A visitor takes pictures of replicas of North Korea's Scud-B missile, (center green) and South Korean missiles that are displayed at the Korean War Memorial in Seoul on June 28, 2010. North Korea said it would bolster its nuclear weaponry with an unspecified new method in response to what it called US hostility and recent developments. AFP PHOTO / PARK JI-HWAN (Photo credit should read PARK JI-HWAN/AFP/Getty Images)
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A visitor takes pictures of replicas of North Korea's Scud-B missile, (center green) and South Korean missiles that are displayed at the Korean War Memorial in Seoul on June 28, 2010. North Korea said it would bolster its nuclear weaponry with an unspecified new method in response to what it called US hostility and recent developments. AFP PHOTO / PARK JI-HWAN (Photo credit should read PARK JI-HWAN/AFP/Getty Images)

Mais que cherche donc le régime de Pyongyang? Ses dirigeants sont-ils inconscients au point de ne pas mesurer le degré suicidaire des risques qu'ils prennent? Réalisent-ils les conséquences de menacer de frappes militaires la première puissance nucléaire du monde alors que les morts du 11 septembre y sont devenus un objet de culte et, comme autrefois l'Alamo, le symbole d'une nouvelle idéologie sécuritaire, militariste et colonialiste. Pour moins que ça, Saddam Hussein vit l'anéantissement de son armée, de son régime et de sa vie alors qu'il jurait ne posséder aucune arme de destruction massive et qu'il n'en avait, en effet, aucune. Kim Il-un, lui, en possède, les brandit fièrement annonce qu'il est déjà en état de guerre avec le voisin du Sud et provoque les États-Unis. Ce n'est évidemment qu'un bluff. Mais pour gagner quoi? Et le jeu en vaut-il la chandelle?

La menace doit être prise très au sérieux. Même si l'arsenal nucléaire et balistique de la Corée du Nord est encore de qualité artisanale, il peut occasionner suffisamment de dégâts pour faire oublier l'effondrement des tours jumelles du World Trade Center. Si les bravades auxquelles nous assistons depuis quelques jours sont très vraisemblablement une mise en scène sans intention d'aller jusqu'a un véritable affrontement armé, les risques de dérapage menant à une catastrophe ne doivent pas être négligés. Car la donne a changé.

En 1950, les États-Unis avaient déjà, cinq ans auparavant, utilisé deux bombes A et disposaient d'un monopole nucléaire qui venait à peine d'être contesté par les premières bombes A et H soviétiques dont à l'époque on ne connaissait presque rien. Malgré cela il ne faut surtout pas l'oublier, la victoire fut à la portée de l'armée nord-coréenne à deux reprises. Premier succès spectaculaire: au cours de l'été 1950, dans une guerre éclair, elle a repoussé l'armée du régime de Séoul et la 8e Armée américaine jusque dans la minuscule poche de Busan, à la pointe sud-est de la péninsule, occupant presque toute la Corée du Sud. La contre-offensive de l'armée de l'ONU (essentiellement les forces armées des États-Unis suppléées par un contingent d'alliés plus l'armée sud-coréenne) repoussa ensuite vers les abords de la frontière chinoise les troupes coréennes communistes. Mais de fin novembre 1950 à janvier 1951, celles-ci, et surtout l'armée des "volontaires" chinois, reprirent, de manière fulgurante - deuxième succès spectaculaire - toute la Corée du Nord et environ un quart de la Corée du Sud. Séoul tombe une deuxième fois aux mains des communistes le 4 janvier 1951. La méthode Coué appliquée à l'historiographie en Corée du Nord a sans doute fait oublier que ce n'est pas l'armée de Kim Il-sung qui empêcha une victoire totale américaine, mais un rouleau compresseur de fantassins chinois. Mais la mémoire est sélective, surtout après deux générations et surtout, après que la langue de bois et l'hyper-propagande aient rendu les élites aussi coupées de la réalité que leurs administrés.

On peut supposer que d'autres Coréens du Nord se souviennent que c'est bien la déferlante chinoise et non leur seule armée qui sauva de justesse le régime de leurs prédécesseurs et mena la contre-contre- offensive de l'hiver 1950-1951 forçant les Américains à effectuer la plus longue retraite de leur histoire. Mais là, le danger serait de croire que s'il y avait une nouvelle confrontation soixante-deux ans plus tard, Pékin aurait envie de recommencer l'exploit. Ce serait irréaliste de s'imaginer que les communistes chinois de 2013 sont les mêmes que ceux de 1950. Mais s'en rendre compte demande une compétence dans l'analyse géostratégique qui, hélas, n'est guère répandue chez des dirigeants qui se croient forts en maintenant leur pays dans un isolement diplomatique presque total et dans un état économique comparable a celui de Haïti alors qu'un peu de bon sens aurait suffi à en faire un pays émergeant comme son jumeau du Sud sans même changer en profondeur la nature du pouvoir selon l'exemple du Parti unique chinois depuis la mort de Mao et la chute de la bande des quatre.

Si Pyongyang manifestait un tel manque de discernement, cela n'aurait rien de nouveau : c'était la faiblesse de Kim-Il-sung déjà en 1950. Même Staline et Mao s'en méfiaient ; ils ne soutinrent qu'à contrecœur, une fois mis devant le fait accompli, alors qu'ils estimaient qu'une telle guerre était aventureuse. Ce qui a changé, en revanche, depuis 1953, c'est l'accumulation des déboires américains: humiliation par des guerriers en guenilles au Vietnam puis en Somalie, enlisement en Afghanistan et en Irak. Si ce n'était suffisant pour alimenter le fantasme d'une Amérique faible qui, cette fois, pourrait être battue sur la terre de Corée ou se déculotterait comme Chamberlain en 1938, un élément a profondément bouleversé le rapport des forces : Pyongyang possède l'arme nucléaire et des vecteurs peut-être capables de détruire au moins une ville américaine dans le Pacifique. Le fantasme d'une victoire possible est donc, pour un dirigeant nord-coréen, une tentation plus grande qu'en 1950.

Ce fantasme serait évidemment du délire et les dirigeants nord-coréens ne sont peut-être pas inconscients à ce point. Leur but actuel en proférant des menaces n'est probablement pas de commencer une guerre. Ce serait pour les apparatchiks trop de travail et trop de nuits blanches passées loin des bras de leurs call-girls ou des séances de karaoké bien arrosées entre copains. Les provocations auxquelles nous assistons n'ont vraisemblablement pour objectif que de forger une image de chef au jeune secrétaire général du Parti et chef des armées Kim-Jong-un. Complètement inexpérimenté, ce garçon de 29 ans qui ressemble plus à une poupée ou un dessin de Manga représentant un petit écolier qu'à un, inconnu il y encore peu, fut parachuté à la dernière minute sur le devant de la scène politique sans que le public ne sache pourquoi (ici, nous savons que c'est parce que son grand frère, successeur autrefois désigné de Kim Jong-il, était un incapable).

Or, après des décennies de culte de la personnalité, le décès d'un dictateur est toujours un moment délicat. Nous savons par les récits autobiographiques d'une population de jeunes soviétiques "orphelins" de Staline en 1953, que le "père" perdu leur paraissant tellement irremplaçable, la douleur conséquente devint un sentiment d'aliénation et les empêcha d'adhérer à la machine de propagande une fois qu'on eût remplacé les têtes d'affiche. Ils "basculèrent" peu à peu dans la dissidence. La succession d'un personnage dont la mort entraîne des scènes d'hystérie collective massives - comme ce fut le cas de Staline ou de Kim-Il-song puis de Kim-Jong-il - peut donc devenir une crise de légitimité. Or, un danger extérieur grave, réel ou imaginaire, a toujours pour effet de souder la population autour de son leader quel que soit sa popularité initiale. C'est pourquoi on montre Kim-Jong-un à la télévision donner des instructions à ses généraux, frappant sa paume avec une baguette pour marquer du geste ses paroles énergiques et résolues de leader invincible face à l'agression impérialiste de Washington et de son fantoche de Séoul. Parce que le marxisme a décrit et défini cette tactique comme un aspect de la "stratégie de diversion", ceux que l'on gave de marxisme depuis le berceau connaissent bien la manœuvre et savent s'en servir.

À vrai dire, ce ne serait pas la première fois que pour des raisons de politique interne, le régime de Pyongyang se lance dans une campagne de provocations. Souvenons-nous qu'il y a seulement deux ans et demi, les forces armées de Corée du Nord ont, sans raison apparente, bombardé l'île Sud-Coréenne de Yeonpyeong détruisant des bâtiments et faisant plusieurs morts et des blessés. Il ne s'en est pas suivi de guerre.

C'est qu'à Pyongyang, quel que soit le niveau d'incompétence des diplomates, on est encore suffisamment pragmatique pour réaliser qu'aucun des acteurs de la géopolitique coréenne n'a intérêt à ce que change le présent statu quo actuel. Si un scénario de chute de mur à la berlinoise devait un jour s'appliquer aux deux Corées, suite à une guerre ou à des évènements plus pacifiques comme en Europe de l'Est en 1989, la première ennuyée serait la Corée du Sud. Le prix d'une réunification serait exorbitant non seulement pour les contribuables Sud-Coréens, mais aussi, l'effort de reconstruction du Nord serait colossal vu son état de ruine. Séoul aurait à gérer immédiatement le genre de problèmes économiques qui ont entraîné entre un et deux millions de morts lors de la famine d'il y a seulement quelques années. Cette famine n'est qu'un symptôme de tous les autres problèmes qui, en raison du secret, ne sont même pas encore connus. Reconstruire la Corée du Nord est une autre paire de manches que la relance de l'économie est-allemande dont on sait que le prix pour les Allemands de l'Ouest fut extrême.

Le Japon, quant à lui, perdrait un des principaux avantages dont il bénéficie depuis 1945 : être protégé par une importante force de dissuasion américaine dans le Pacifique. Depuis la fin de la guerre froide, puisque la Russie n'y est plus réellement une menace stratégique et que la Chine n'a jamais été un vrai danger depuis le voyage de Nixon à Pékin et encore plus, depuis qu'elle est plus intéressée par le commerce extérieur que par l'exportation du maoïsme, les forces américaines n'assurent une présence dans la zone de contact entre le Japon et ses voisins que pour protéger les Japonais de la dernière menace militaire sérieuse de la région : la Corée du Nord. Or, si celle-ci disparaît, il s'en suivrait, surtout par ces temps de réductions de budgets, un risque sérieux de désengagement des unités américaines vis-à-vis de la protection du Japon. Ce pays serait alors dans l'obligation de vivre sans aucune couverture armée ou de constituer sa propre armée, ce qui entraînerait d'énormes problèmes budgétaires, mais aussi constitutionnels et politiques.

Le billet d'Oleg Kobtzeff se poursuit après la galerie

Des images des manoeuvres militaires nord-coréennes

Les États-Unis, eux, n'auraient plus aucune raison sérieuse de se maintenir dans le Pacifique Nord comme ils le font à présent. Ce serait une aubaine pour les finances du pays, mais pas pour ses intérêts géopolitiques. Car même si la Russie et la Chine ne présentent pas de "danger clair et immédiat", il n'est pas mauvais de garder des navires et des avions dans les parages en cas de petit problème. Or, la nature agressive et anti-américaine du régime de Pyongyang fournit un prétexte inattaquable à la U.S. Navy et à l'Air Force pour continuer à patrouiller en Mer du Japon, dans la Mer jaune ou en Mer de Chine. Enfin, en cas de confrontation sérieuse entre Pyongyang et Washington, Moscou et Pékin seraient obligés, encore une fois, comme ils doivent le faire pour leur allié Bachar el-Assad qui les a fourrés dans ce pétrin, de mettre de côté leurs intérêts commerciaux et les grands projets d'export-import, pour se lancer dans une aventure diplomatico-militaire aux résultats complètement incertains. Les Ruses et les Chinois n'en ont aucune envie. En fait, personne n'a intérêt, pour le moment, à ce que la situation de la Corée du Nord change de manière radicale. C'est un consensus dont les dirigeants nord-coréens sont conscients et c'est sur ce consensus qu'ils misent, en voyant de crise en crise, jusqu'où ils peuvent pousser le bouchon en y retirant de petits bénéfices (l'aide économique notamment).

Mais voilà. C'est exactement à ce petit jeu que s'était livré Khruchtchiov ("Khroutchev") qui, lui aussi, avait besoin de se refaire une image de "dur" et de grand chef vis-à-vis de son aile la plus stalinienne. Il a provoqué la crise de Cuba dont personne n'avait mesuré les risques et cela faillit tourner à la catastrophe.

Avec cet élément nouveau qu'est la capacité nucléaire nord-coréenne, le statu quo a été déséquilibré. Même s'il s'avérait que les provocations actuelles n'étaient qu'une simple mise en scène à l'intention de la population nord-coréenne, le dérapage pourrait vite devenir incontrôlé si les États-Unis prenaient le bluff au premier degré en s'imaginant qu'il recelait des intentions plus perverses et agressives. Dans un monde aussi coupé de la réalité que les milieux dirigeants de Pyongyang, le délire pourrait l'emporter à tout moment sur le raisonnable et les stratèges américains doivent en tenir compte. Il n'est donc pas absurde d'imaginer que Washington décide d'intervenir par peur, par désir d'en finir une fois pour toutes dans une guerre préventive, ou parce qu'une faction de "faucons" y verrait son intérêt (comme dans la dernière guerre d'Irak), ou encore, en raison de tout cela à la fois.

L'entourage de Kim-Il-un le réalise-t-il ?

Si on a pu éviter une troisième guerre mondiale au cours de la guerre de 1950-1953 et dans d'autres épreuves de la guerre froide, c'est qu'il y avait encore dans les gouvernements communistes de véritables stratèges, intelligents, réalistes, rompus à la guerre comme à la diplomatie et sachant maîtriser les ardeurs les plus folles des éléments les plus inconscients dans leurs rangs. C'est ainsi que les Soviétiques et les Chinois qui, en 1950, n'étaient pas du tout enthousiastes à l'idée d'une guerre de Corée, surent calmer Kim Il-sung et parvenir à une solution raisonnable avec l'ennemi. Mais où sont aujourd'hui ces Molotovs, ces Gromykos ou ces Zhou Enlais? Dans les cercles dirigeants des régimes staliniens ou hitlériens, le critère de sélection de survie devrait-on même dire n'est pas la compétence, mais la discrétion, et la capacité d'obéissance aveugle. Le régime fusille les incompétents qui causent les désastres, mais aussi, il élimine (en les liquidant ou en les faisant tomber dans l'oubli) ceux qui sont trop intelligents et doués et qui risquent de tenir tête au chef ou lui faire concurrence aux yeux de l'opinion publique. C'est ainsi que Joukov, héros de la "Grande Guerre Patriotique" de 1941-1945 devint un has-been en 1946 et que Castro envoya Che Guevara se faire tuer sur le continent Sud-Américain. Bien d'autres eurent beaucoup moins de chance encore. Au bout de deux ou trois générations, il ne subsiste qu'une dictature de médiocres. Les guerriers révolutionnaires de la première génération ont fait place à des apparatchiks, enfants gâtés d'autres apparatchiks, ayant vécu toute leur vie dans un cocon douillet de petits princes, protégés de toute difficulté matérielle et complètement coupés de la réalité de leur pays et du monde.

Ce n'est pas tout. Du côté occidental, si le système de gouvernement est incomparablement plus efficace dans une société plus vivable, l'expérience des récentes aventures néocoloniales démontrent qu'on n'a guère su trouver les successeurs des Truman, des Eisenhower ou des Kissinger qui surent maîtriser des va-t-en-guerre comme Patton ou MacArthur (qui appelait publiquement à un bombardement nucléaire massif sur la Chine) ou aider Nixon, ancien sbire de McCarthy, à sortir du bourbier vietnamien et établir une nouvelle relation équilibrée avec la Chine de Mao.

On peut détester chez les dirigeants des deux camps de la guerre froide le cynisme de leur realpolitik, elle n'en reste pas moins préférable à l'amateurisme des idéologues et des oligarques repus en poste aujourd'hui en Corée du Nord, mais peut-être aussi aux États-Unis, n'ayant aucune véritable connaissance de la guerre à grande échelle et de ses conséquences. Le risque que quelqu'un appuie sur un bouton trop vite avant de réfléchir en est beaucoup plus élevé qu'en 1951.

La deuxième guerre de Corée n'aura sans doute pas lieu. Mais nous aurons peut-être frôlé la catastrophe. On ne pourra pas se permettre de recommencer ce jeu à l'infini, sans subir un jour les conséquences terribles d'un dérapage. Alors, l'Occident, épuisé par des conflits locaux dans lesquels il a dû intervenir et par une crise économique sans précédent depuis 1929, ne sera peut-être pas en mesure financièrement de se lancer dans la guerre à grande échelle que serait la deuxième guerre de Corée. Or, cette faiblesse risque d'encourager Pyongyang à se croire capable d'une victoire et alors, à commettre un jour l'irréparable, volontairement ou par inadvertance. Tâchons alors, tant qu'il n'est pas trop tard, au lieu de se laisser constamment obnubiler par la politique du Moyen-Orient comme si rien d'autre n'existait, de repérer s'il existe de potentiels Gorbatchevs ou au moins des Hua Guofeng dans les milieux dirigeants Nord-Coréens afin de les aider à émerger et à remettre leur pays sur d'autres rails. Pour qu'au moins on réduise les chances d'un remake de 1950-1953 avec en sus, un risque nucléaire encore plus grave.

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