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Tes doigts fièrement tendus, tout comme celui qu'il m'est déjà arrivé de tendre, nous associent implicitement mais sûrement, à ceux qui sont entrés dans les chambres cette nuit-là, fiers de prendre de force des personnes non consentantes...
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Urbania, je t'aime bien. J'ai un vrai respect pour toi : tu m'as fait l'honneur d'un reportage sur mes travaux en recherche-création qui compte parmi les mieux sentis en vingt ans de carrière. C'est pour ça que je m'adresse à toi aujourd'hui. Parce que je t'aime bien et que j'ai deux mots à te dire. À cause d'une photo, qui comme toute image en vaut précisément 998 de plus.

Tu sais de quelle photo il s'agit. Elle est forte, cinglante. Elle montre votre équipe, filles et garçons, face à l'objectif, le visage peu amène, la posture agressive, vos mains dressées en une impressionnante forêt de doigts d'honneur. Vous l'avez publiée en réponse à la chronique radio d'Éric Duhaime, celle dans laquelle il associait le viol à un vol de voiture. Une de ses chroniques des grands jours, où il concluait que la femme qui se fait violer chez elle est partiellement responsable parce qu'elle aurait laissé sa porte déverrouillée. Inutile de rappeler à Duhaime que les agresseurs sont entrés par effraction dans les chambres des étudiantes, que la sécurité de tout l'immeuble était déficiente. En droite ligne avec la trumpisation du fact-checking, les Duhaime sont imperméables aux faits qui interfèrent avec leur vérité. Mais ce n'est pas là mon propos. Mon propos, c'est que j'ai bien rigolé à voir la photo. J'ai même pensé «bien répliqué, bien mérité, bien fait pour lui». Mais ensuite je me suis dit, minute. C'est pas drôle. Et j'ai eu un peu honte de mon rire.

Je précise tout de suite, si besoin est: loin de moi l'idée de corroborer les propos du populaire animateur. En dehors de la compassion minimale que l'on doit à tout être humain, mes sentiments à son égard n'ont pas grand-chose de positif. Mais pour le coup, je me suis demandé s'il n'avait pas réussi à infuser un peu de lui-même en nous, de façon à nous faire perdre de vue un détail d'une singulière importance: le doigt d'honneur, c'est un geste d'insulte et de mépris. Ça, tout le monde le sait. De surcroît, ce que personne n'ignore, c'est la signification sexuelle de cette vilaine petite chorégraphie personnelle, qui en fait l'un des gestes les plus universellement reconnus sur la planète.

Tu as réalisé la violence implicite, le machisme flagrant de ton doigt dardé comme un sexe? Sans doute pas.

Or, cette sexualité-là, elle n'est pas bienveillante. Ce n'est pas de l'amour. Elle ne dit pas à celui qui la reçoit, je souhaite que tu aies du plaisir. Elle dit au mieux, va te faire foutre ou va te faire enculer. Au pire, je te fourre ou je t'encule. Je sais, ce n'est pas de la poésie courtoise. Mais ce n'est pas moi qui l'invente. Ce sont vos doigts brandis qui le clament. Comme le bras d'honneur, comme l'infâme quenelle de Dieudonné («on vous l'enfonce bien profond»), ton médium raidi marque la domination par le sexe. Il parle de l'humiliation de celui qui se laisse pénétrer, comme si c'était une honte. Comme si celui qui le tend vers toi t'était tellement supérieur que tu ne pouvais rien contre la force de son membre, devenu l'arme par laquelle il te détruit et te place sous sa coulpe. C'est depuis des millénaires l'arme du conquérant, du soldat vainqueur sur le champ de bataille. Tu y as pensé, le jour où tu as regardé l'objectif en rigolant? Tu as réalisé la violence implicite, le machisme flagrant de ton doigt dardé comme un sexe? Sans doute pas. Moi non plus, je n'y ai pas pensé, le jour ou j'ai ri de bon cœur devant ta photo, avant de réaliser que je n'étais pas fier de ce rire. Et que tes doigts fièrement tendus, tout comme celui qu'il m'est déjà arrivé de tendre, nous associent implicitement mais sûrement, à ceux qui sont entrés dans les chambres cette nuit-là, fiers de prendre de force des personnes non consentantes, imbus de la force qui leur permet de le faire, et aux Duhaime qui sévissent dans les radios-poubelles de la province --une expression fort dévalorisante pour un objet qui est, lui, éminemment utile.

À la suite de ces réflexions, j'ai cherché un geste qui correspondrait mieux au message. Celui que je te propose, il y a sans doute mieux, mais c'est tout ce que j'ai trouvé aujourd'hui, c'est de tourner le dos à l'objectif, puis de tendre le bras vers l'arrière en pointant le pouce vers le bas. Tu peux l'essayer. S'il ne te paraît pas suffisamment percutant, libre à toi d'en trouver un autre, dégagé celui-là de toute mauvaise connotation sexuelle. Ce serait sans doute une première, tant le doigt d'honneur est entré (merci d'éviter tout calembour douteux ou déplacé) dans les mœurs. Il est tellement généralisé qu'on voit même des filles le brandir, ce qui, d'un strict point de vue anatomique, laisse songeur.

Ton doigt d'honneur ne nous fait pas honneur. C'est le message que je voulais te transmettre. En l'assortissant d'un corollaire : ce que nous détestons, chez les Duhaime, Filion et apparentés, ce n'est pas tant leurs diatribes que les émotions qu'ils éveillent en nous. Des émotions qu'on préférerait ne jamais ressentir. Ils nous montrent que nous, qui nous plaçons moralement et intellectuellement au-dessus de ces prédicateurs à la petite semaine, sommes tous sans le savoir quelque part un peu Duhaime. Il suffit de nous aiguillonner au bon endroit pour que ça ressurgisse. Là est peut-être le seul mérite de tels personnages : comme l'ennemi bien-aimé du Saint-Exupéry de Citadelle, ils nous forcent à prendre position. Renoncer aux automatismes, débusquer dans nos habitudes les mieux ancrées les traces de nos propres incohérences, c'est presque aussi difficile que d'éliminer une dépendance lourde. Mais c'est uniquement comme ça que les choses, lentement, s'infléchissent et changent.

Je m'arrête ici. Tu as saisi mon message, je ne vais pas te bassiner plus longtemps, je vais finir par me répéter. Comme je le disais au début, ton image valait mille mots. Avec ceux-ci, le compte y est. Tu peux vérifier. À la prochaine.

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