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La question raciale aux États-Unis: de l'oubli de l'histoire aux luttes pour la reconnaissance

Le mouvement social «Black Lives Mater» a émergé après l'acquittement le 13 juillet 2013 de Georges Zimmermann qui avait abattu le 26 février 2012, Trayvon Martin, un jeune noir de 17 ans.
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Suite à la mort de deux noirs, Alton Sterling et Philando Castile, aux mains de policiers blancs à Baton Rouge (Louisiane) et à Saint-Paul (Minnesota) et de l'assassinat de huit policiers à Baton Rouge et à Dallas, s'il est certain que ces évènements ne sont pas sans lien avec le laxisme des législations relatives au port d'armes aux États-Unis et les débats politiques et juridiques que ces dernières suscitent périodiquement, il est évident qu'ils réactivent d'abord et avant tout la lancinante et irrésolue question raciale. Cette dernière a d'ailleurs vu s'installer depuis aux États-Unis, un climat de tension extrême exacerbé par la campagne présidentielle en cours, qui, dans son sillage, rend «visibles» des représentations de la question raciale qui méritent un bref examen. Aussi sommaire et limité soit-il, un tel exercice permet en effet de cerner l'actualité de cette dernière.

En schématisant quelque peu, on peut réduire à trois les types de discours publics qu'on peut lire et entendre sur le sujet. Trois types de discours dont les arguments respectifs sont certes loin d'être homogènes, mais qui dans leurs variations, renvoient chacun à une même matrice idéologique et politique qui livre de la question raciale les représentations différentes qu'entretiennent leurs tenants respectifs. Qu'en est-il exactement?

Le rejet et la critique formels du racisme sous toutes ses formes qualifient le premier type de discours que tiennent des intellectuels, des journalistes, des hommes et des femmes politiques, des activistes de toutes origines et que le locataire actuel de la Maison-Blanche incarne pleinement dans la mesure où il a été le premier président noir de l'histoire des États-Unis. Rappelons qu'il a fait lui-même l'objet de discrimination raciale puisque lors de ses deux mandats de nombreuses déclarations ont été jusqu'à mettre en doute son origine, sa religion ou sa citoyenneté américaine. Pourtant, si la lecture du discours qu'il a prononcé à Dallas le 12 juillet dernier lors de l'hommage rendu aux cinq policiers abattus ne laisse aucun doute quant à la conscience aiguë qu'il a des enjeux relatifs à la question raciale et s'il a proposé en janvier dernier, et contre la volonté du Congrès (qui lui demeure hostile), un train de mesures en matière de contrôle des armes à feu, il faut bien admettre que, durant ses deux mandats, il ne fit rien objectivement qui puisse durablement réduire le cycle infernal des violences policières à l'égard de la population afro-américaine, et ce, en dépit de la légitimité inédite de son élection et de l'espoir de voir finalement émerger une «démocratie post-raciale».

«On doit donc admettre que ce fut une présidence plutôt paradoxale dans la mesure où les conditions de la population afro-américaine se sont en général dégradées.»

Nous en sommes donc restés à un discours de déploration sans qu'aucune initiative ne soit entreprise visant à pallier le problème. C'est justement le point de vue que défend notamment Michael Eric Dyson dans son ouvrage The Black Presidency. Barack Obama and the Politics of Race in America (2016). On doit donc admettre que ce fut une présidence plutôt paradoxale dans la mesure où les conditions de la population afro-américaine se sont en général dégradées. Plus préoccupant encore, dans les dernières années, on a assisté à une montée en puissance des violences racistes et des discriminations en tous genres qui s'étendent du reste à toutes les autres minorités (hispaniques, musulmans, autochtones et LGBTQ) dont les pratiques policières sont la preuve la plus tangible et dont les accusations auxquelles les policiers (blancs) font face se traduisent systématiquement par des acquittements.

À cette critique formelle, certes sincère, mais finalement timorée du racisme et des discriminations, s'oppose frontalement le second type de discours qui prend avec la campagne présidentielle actuelle que mènent la droite et l'extrême-droite étatsuniennes, une acuité et une violence sans précédent puisqu'on peut d'emblée avancer qu'il s'inscrit objectivement dans un rapport fusionnel avec l'ordre racial. En effet, quoiqu'ils s'en défendent vigoureusement, les tenants de ce discours sont à vrai dire les héritiers d'une histoire qu'ils s'évertuent bien hypocritement à oublier et dont les Lois dites de Jim Crow ont constitué, un siècle durant, le dispositif privilégié de la régulation des relations interraciales aux États-Unis avec ce que cela a impliqué d'exploitation économique, de ségrégation, de lynchages, d'arbitraires, de relégation et de souffrances des esprits et des corps. Michelle Alexander (The New Jim Crow in the Age of Colorblindness, 2012) et Carol Anderson (White Rage. The Unspoken Truth about Our Racial Divide, 2016), deux universitaires américaines noires analysent très bien «ce passé qui ne passe pas» et pour lequel la population afro-américaine paie à ce jour un lourd tribut.

Murés dans un présentéisme aveugle, il ne reste plus aux vrais-faux thuriféraires de la «démocratie américaine» dont les représentations sont entretenues par une fraction de la classe politique et relayées à satiété par des intellectuels et par une kyrielle de Think Tanks et autant de médias, que de s'appuyer sur une défense farouche, inconditionnelle et obscène des corps policiers qui sont à leurs yeux les ultimes gardiens de l'ordre racial.

Le troisième type de discours est porté par le mouvement social «Black Lives Matter» qui a émergé après l'acquittement le 13 juillet 2013 de Georges Zimmermann qui avait abattu le 26 février 2012, Trayvon Martin, un jeune noir de 17 ans. Au-delà des lectures évènementielles qu'il est possible d'en faire, ce mouvement consiste avant tout en une riposte populaire aux pratiques racistes et à une mise en procès au jour le jour du rôle que jouent les corps policiers et les violences qu'ils commettent («Hands Up, Don't Shoot», clame le slogan) en s'assurant justement de les publiciser afin d'en montrer les abus et les excès. Mouvement réfractaire à toute récupération, il revendique aussi une totale autonomie organisationnelle par rapport à la sphère politique conventionnelle en s'engageant dans des luttes pour la reconnaissance, tout en s'articulant avec des mouvements dont ils partagent les visées émancipatrices. Enfin, aussi contestables que puissent paraitre parfois leurs actions et à la différence du discours précédent, les membres de Black Lives Matter ne sont pas amnésiques, car ils conservent une mémoire vive de la domination raciale subie par toute la population afro-américaine.

Une domination séculaire minutieusement analysée autrefois par James Baldwin dont la phénoménologie au scalpel qu'il a proposée de ce qu'il appelait «la République blanche», garde indéniablement toute sa force et sa pertinence pour une population soucieuse de réaffirmer plus que jamais sa dignité humaine et citoyenne. (Voir ses essais récemment traduits en français et parus en 2015 sous le titre Retour dans l'œil du cyclone). Aujourd'hui, le chemin que nous pourrions emprunter «pour construire [un] monde qui nous est commun» est celui vers lequel pointe notamment Achille Mbembe lorsqu'il écrit : «il nous faudra restituer à ceux et celles qui ont subi un processus d'abstraction et de chosification dans l'histoire la part d'humanité qui leur a été volée.» (Critique de la raison nègre, 2013).

Pour conclure, que dire de ce bref examen de la question raciale aux États-Unis sinon qu'il faut d'autant plus s'en inquiéter que, sur fond de stratégies des puissances à vocation impériale, de conflits régionaux meurtriers, de déplacements massifs de populations et d'attentats terroristes, la conjoncture mondiale apparait elle aussi dangereusement travaillée par des dynamiques identitaires et racialistes aux conséquences délétères incalculables qui exigent impérativement un travail de la pensée et le déploiement d'actions susceptibles de les neutraliser.

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