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Pourquoi je suis fière d’être une strip-teaseuse mature

Je ne veux pas regretter plus tard de n’avoir pas saisi l’occasion de danser quand elle était encore à portée de main.
Diy13 via Getty Images

La lourde humidité de Bourbon Street venait de tourner à la pluie quand un homme blanc d'une cinquantaine d'années est entré au Larry Flynt's Hustler Club. Étendue, membres en croix, sur du marbre froid devant un public aussi clairsemé que peu enthousiaste, j'appréciai fortement les deux dollars qu'il me glissa. Après ma performance, je le retrouvai au bar pour le remercier.

Il se révéla vite que Jeff était le genre de client qui a tendance à poser des questions. Quel âge est-ce que j'avais? (38 ans, mais je lui dis 32.) Depuis combien de temps faisais-je ça? (Plusieurs dizaines d'années, par intermittence, mais je répondis "Un an".) Et à part ça, j'avais une autre activité? (Oui, le journalisme.) Qu'est-ce que je ressentirais si une personne que je connaissais venait à entrer dans le club?

Je n'aimais pas trop la tournure que prenait cette conversation.

"Ça ne me dérangerait pas. Je n'ai pas honte de mon travail", répliquai-je — en me gardant de préciser qu'il n'en avait pas toujours été ainsi.

"Si vous pouviez avoir n'importe quel emploi que vous vouliez, que choisiriez-vous?" insista mon nouveau coach improvisé, me fixant par-dessus sa bière.

Jeff devait partir du principe que mon idéal de vie était à cent lieues de ma réalité actuelle. Pour être franche, moi-même, je suis parfois stupéfaite de n'avoir jamais arrêté la danse. Travailler dans l'industrie du sexe était censé être un pis-aller, un moyen de subsister en attendant de réussir dans ma vraie vocation. Mais aujourd'hui que j'approche de la quarantaine, bel et bien en mesure de vivre de mes écrits mais pas décidée pour autant à mettre mes talons au placard, je commence à réaliser qu'être strip-teaseuse est devenu une partie intégrante de mon identité.

Tout a commencé à mes 19 ans. Au milieu des encensoirs, des tomates créoles et des têtes d'alligator du marché français, je rencontrai un homme de 27 ans mon aîné. Il m'invita à dîner, m'emmena faire du shopping et me proposa un travail à mi-temps dans son entreprise. Je ne réalisais pas à l'époque que j'entretenais une relation avec un sugar daddy: tout ce que je savais, c'était que ça me permettait de payer mes études.

Parfois, il m'emmenait au Ship's Wheel, un club de strip-tease à thème nautique où les filles mettaient du Nine Inch Nails sur le juke-box et dansaient dans une pénombre voilée par la fumée des joints. J'eus envie de les imiter — ça me semblait plus facile et agréable que d'avoir à supporter un homme des plus agaçants. J'allai passer une audition, mais j'étais trop nerveuse — moite et tremblante dans une robe paysanne cousue par ma grand-mère, trop jeune ne serait-ce que pour me commander un verre. Je n'étais pas prête.

Il me faudrait huit ans pour tenter de nouveau un casting. J'étais alors étudiante de deuxième cycle à l'université d'État de Louisiane, et j'avais une nouvelle expérience à mon actif: poser nue. Le gérant de Visions, un club de l'est de la Nouvelle-Orléans, me regarda des pieds à la tête, puis me tendit des papiers.

"Pour une débutante, mieux vaut commencer de jour", me conseilla-t-il.

Il avait raison, et ma première performance se passa très bien. De retour dans le cottage de style créole que je partageais avec quatre colocataires, je comptai et recomptai ce que je venais de gagner. 375 dollars [près de 330 euros, N.D.T.]. J'avais l'impression de tenir des billets de Monopoly — habituellement le fruit d'un long jeu ennuyeux, principalement régi par le hasard.

Peu de temps après, je quittai l'université et me trouvai un stage non rémunéré au sein de l'hebdo alternatif local, à la grande confusion de mes parents.

"Mais pourquoi accepter de travailler gratuitement?" répétaient-ils. Tout simplement parce que grâce à mes nouveaux revenus, je pouvais à présent me le permettre. Pendant un an, entre 2008 et 2009, je fus danseuse à temps plein.

Puis je remportai le gros lot au niveau professionnel: la responsable des rubriques thématiques du journal décida de ne pas revenir après son congé maternité, si bien que j'héritai de son petit bureau sans fenêtre et de son salaire annuel de 38 000 dollars [environ 33 000 euros].

Par quelque étrange miracle, j'avais réussi à changer des mots en fiche de paye. Triomphante, je décidai de remiser ma tenue de scène. J'étais devenue une vraie Journaliste Professionnelle, ivre de joie et de caféine gratuite (encore grâce à mon nouveau job!).

Alors pourquoi le strip-tease me tentait-il toujours?

Je ne saurais pas expliquer pourquoi je traînais toujours sur des forums dédiés, ni pourquoi les exploits d'escort-girl de ma meilleure amie m'inspiraient une jalousie irraisonnée... Et certainement pas pourquoi je repris du service, quelques heures dans un club en périphérie de la ville, là où personne ne pourrait me reconnaître.

Je m'efforçai de lutter, comme on le fait face à toute impulsion malvenue. Je ne voulais pas compromettre cette carrière tant rêvée... Mais mon alter ego était bien décidé à ne pas se laisser étouffer.

Un après-midi, le rédacteur en chef passa la tête dans mon bureau. "On pourrait discuter dans la salle des photos?"

J'y retrouvai notre responsable marketing, dont la bouche crispée ne présageait rien de bon.

Elle m'informa que j'avais été prise pour cible par un cyber-harceleur, qui avait découvert mon identité à travers mon blog anonyme et ma présence sur les forums.

"J'ai repéré une nouvelle strip-teaseuse", annonçait-il dans de multiples commentaires sur des articles de notre site web. "Elle est aujourd'hui rédactrice chez GAMBIT WEEKLY, un hebdo de la Nouvelle-Orléarns (sic). Un boulot trouvé l'été dernier... On dirait que les effeuilleuses ne connaissent pas la crise!"

Mes supérieurs m'assurèrent qu'ils feraient le nécessaire pour régler le problème, mais j'étais mortifiée. Je m'étais donné toutes les peines du monde pour cacher ma double vie à l'ensemble de mon entourage, à l'exception de ma meilleure amie. Élevée dans le sud de la Louisiane par des parents chrétiens conservateurs qui considéraient littéralement Barack Obama comme l'Antéchrist, je ne pouvais me libérer de la crainte persistante que mes activités soient avilissantes pour moi-même, infamantes aux yeux des autres et un affront au Seigneur.

À présent, il me semblait recevoir ma punition légitime.

Je supprimai mon blogue. Je coupai les ponts avec mes amies de l'industrie du sexe. Je vendis toutes mes chaussures de pole dance sur eBay, à l'exception d'une seule paire. Je ne perdis pas mon emploi, et en quittant le journal en 2016 pour me lancer en freelance, je n'avais pas la moindre intention de remonter sur la scène d'un club.

En réalité, je redoutais même cette idée: et si j'échouais en tant qu'indépendante, et me trouvais forcée de revenir à mon ancienne vie?

Mais je réussis bel et bien: mon changement de statut n'affecta nullement mes revenus. Mes écrits apparurent dans des publications nationales, et je traitai de sujets très intéressants. J'avais pris pour thème la communauté LGBTQ, couvrant les manifestations de Southern Decadence [un rassemblement LGBTQ majeur de la Nouvelle-Orléans, N.D.T.] et le changement de rôle des bars gays du quartier français.

Je fis le parallèle entre les émeutes de Stonewall [survenues en 1969 suite à une descente de police dans un bar gay, N.D.T.] et le comportement actuel des forces de l'ordre, qui ordonnèrent en 2018 la fermeture de quatre clubs de strip-tease de la Nouvelle-Orléans alors même qu'elles n'y avaient découvert aucune preuve de trafic d'êtres humains. Je m'interrogeai sur la manière dont les travailleurs du sexe pouvaient espérer accomplir ce qu'avait réussi la communauté LGBTQ en matière de droits civiques. Comment être considérés comme des personnes comme les autres, méritant les mêmes droits fondamentaux: un environnement professionnel sûr, la protection de la loi, l'absence de discriminations?

Et je réalisai que j'avais accepté de m'autocensurer.

Quand je repris le strip-tease, l'année dernière, ce ne fut pas dans une démarche militante; mon raisonnement était bien plus pragmatique. La danse est une activité lucrative aux conditions d'exercice adaptables, offrant un bon contrepied à l'écriture, labeur solitaire et sédentaire. Il m'arrive de terminer mes missions en début d'après-midi et d'arriver au milieu du service de jour, prête à prendre un verre et discuter au bar avec un client. Lorsque les commandes d'articles s'accumulent, je peux passer des mois sans mettre les pieds au club.

Cette année, pour l'instant, j'ai cumulé 46 journées de travail. Je suis plus à l'aise aujourd'hui, ayant appris ce qui me convient le mieux. Je préfère venir de jour ou en début de soirée, dans des clubs où les numéros de danse représentent l'attraction centrale, et je vis bien mieux cette pratique quand mes revenus n'en dépendent pas exclusivement.

À chaque fois que je reviens après une période d'absence, je suis frappée de constater que dans de tels lieux, rien ne change jamais: ni les chorégraphies, ni la foule et le brouhaha, ni les odeurs (fumée de cigarette et un bon milliard de pulvérisations de brume parfumée Victoria's Secret, avec une note aigre de produit d'entretien en arrière-fond). Avant, cela m'irritait. Mais j'en suis venue à apprécier cet aspect statique, qui dévoile autant mes multiples facettes que les miroirs entourant la scène.

J'aime ce travail, et je ne pourrai pas l'exercer éternellement.

Je n'ai pas envie de regretter plus tard de n'avoir pas saisi l'occasion de danser quand elle était encore à portée de main. Pas plus que je ne veux vivre dans l'angoisse d'être pointée du doigt par un harceleur ou châtiée par un dieu vengeur.

Voilà ce que je n'ai pas dit à Jeff, ce que j'aurais dû lui expliquer en cet après-midi pluvieux de juillet.

Dans le passé, je considérais mon implication dans l'industrie du sexe comme une faute, une inclusion dans un cristal de roche autrement limpide. Mais lorsque les circonstances s'y prêtent, cette fissure interne reflète une identité propre: la silhouette projetée d'une femme, miroitant dans les éclats de lumière renvoyés par les boules disco, affûtée par les projecteurs laser. Elle disparaît quand l'éclairage se rallume, mais ne cesse de renaître à chaque performance, dans la pénombre permanente du club.

Elle continuera de vivre en moi, même quand j'aurai quitté la scène pour de bon. Et cette idée ne me dérange pas; en réalité, j'en suis fière.

Ce blogue, publié à l'origine sur le HuffPost américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast For Word.

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