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À quoi ressemblera ma mort devant caméra?

Quelle petite imperfection, quel petit faux pas involontaire de ma part sera le motif de mon meurtre impulsif?
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Une capture d'image d'une vidéo de la police montre Terence Crutcher après qu'il eut été abattu le 16 septembre, à Tulsa, en Oklahoma. (Photo: Tulsa Police Department/Reuters)

J'ai regardé Terence Crutcher mourir huit fois...

J'ai d'abord regardé la vidéo avec le son, incluant les commentaires du pilote d'hélicoptère entrecoupés par la policière Betty Shelby, qui criait que des coups de feu avaient été tirés. Elle avait tiré.

J'ai regardé la vidéo sans son, alors qu'elle venait d'apparaître sur mon fil Facebook, entre quelques memes et des selfies d'amis en voyage. Je n'ai pu m'empêcher de regarder à nouveau. Jusqu'à ce que Terence soit étendu au sol. Je ne savais pas que les taches de sang pouvaient être aussi foncées.

J'ai regardé la vidéo adaptée pour les appareils mobiles à laquelle on avait ajouté une musique générique et des sous-titres en Helvetica qui expliquaient l'histoire en moins de deux minutes.

J'ai regardé une version où l'on avait fait un montage extrême, en remplaçant les moments où les coups de feu retentissaient par une photo de Terence et de sa sœur jumelle, Tiffany. «Le contenu de cette vidéo pourrait choquer certaines personnes.»

Terence Crutcher et son père Joey Crutcher. (Photo: Courtoisie de la famille Crutcher/Parks & Crump, LLC/Associated Press)

J'ai regardé la vidéo entre celle d'un poméranien jouant du piano et une autre de Justin Trudeau jouant à un drôle de jeu pour Buzzfeed.

J'ai regardé la vidéo jusqu'à en être écœuré. J'ai regardé, et puis j'ai trouvé des excuses pour ne pas voir mes amis. J'étais trop triste.

Il n'y a pas de lueur d'espoir. Mais quand ils font face à quelque chose d'aussi négatif, plusieurs personnes cherchent à trouver cette petite lumière qui donne espoir. Ce n'est pas possible, mais ils essaient quand même.

Certains m'ont dit qu'au moins, cette vidéo allait attirer l'attention sur le problème. C'est comme si le fait qu'une personne noire abattue par des policiers qui ne voit visiblement aucune autre option que de tirer était une maladie sous-financée que l'on pouvait éradiquer en lançant une campagne virale.

Il ne nous manque qu'un Ice Bucket Challenge pour que #BlackLivesMatter retienne enfin l'attention...

Quelle petite imperfection, quel petit faux pas involontaire de ma part sera le motif de mon meurtre impulsif?

Je l'ai vu s'abattre au sol après les décharges du Taser et les quelques balles reçues au corps. Je ne sais pas pourquoi les balles ont suivi les décharges du Taser. Je ne suis pas policier.

Si nous mettions bout à bout toutes les séquences captées par des caméras et des téléphones montrant des policiers tuant des Noirs non armés et respectueux, nous pourrions en faire un film d'horreur. Ou un film de pornographie meurtrière (snuff movie).

Quand ce sera mon tour de mourir devant la caméra, de quoi aurai-je l'air? Qui tiendra la caméra? Quelle petite imperfection, quel petit faux pas involontaire de ma part sera le motif de mon meurtre impulsif?

C'est comme choisir la mauvaise page dans les Livres dont vous êtes le héros. «Ça finit mal, retournez au début...» Votre main était trop près de la fenêtre (https://theintercept.com/2016/09/20/video-shows-terence-crutcher-not-reaching-car-shot-lawyer-says/) de votre véhicule.

Terence Crutcher, au centre, est traqué par la police, alors qu'il marche vers son VUS, à Tulsa, en Oklahoma. Il n'avait pas d'arme sur lui ou dans son véhicule, a confirmé la police de Tulsa. (Photo: Tulsa Police Department/Associated Press)

La liste des Choses-que-les-Noirs-ne-peuvent-faire-sans-être-tués s'allonge tous les jours. Et force est d'admettre que j'enfreins plusieurs des «règlements».

J'ai visité, seul, le Texas. (Ma famille m'a forcé à ajouter l'adresse de l'ambassade canadienne dans mon téléphone, juste au cas où on m'arrêterait par erreur.)

Je voyage. (On m'a accusé de vol à l'étalage, on m'a dit que je «ruinais Prague» et on m'a demandé, le plus sérieusement du monde, si le racisme existait vraiment ou si je n'étais pas plutôt un peu trop sensible.Tout ça s'est déroulé dans le dernier mois.)

Je me promène en tenant la main d'une femme blanche. (Chaque fois que des regards insistants se posent sur nous, je me demande si c'est ainsi que les bagarres débutent.)

Je parle haut et fort et je défends mes droits. (Malgré les nombreux conseils de ma mère.)

Je m'interpose quand je suis témoin d'une bagarre. (Malgré les conseils de presque tout le monde.)

Qu'est-ce qui sera responsable de ma mort parmi tout ça?

Est-ce que c'est un étranger sur la rue qui filmera le tout? Est-ce que la vidéo captée par la caméra au corps policier sera rendue publique? Est-ce que j'ai l'air d'un gros méchant? Est-ce que je possède trop de chandails à capuche?

Trayvon Martin, 16 ans, a été tué par George Zimmerman, un membre de la surveillance de quartier. Trayvon portait un chandail à capuche alors qu'il se rendait chez son père. (Photo: Famille de Trayvon Martin)

Voici quelque chose que vous ignorez peut-être : lorsque je marche dans la rue et qu'il n'y a pas trop de bruit, je peux entendre le son de la portière qui se barre dans votre voiture alors que je passe tout près. Je peux vous voir traverser la rue quelques mètres avant que l'on puisse se croiser. Je peux me retourner et vous voir repasser de l'autre côté quelques secondes plus tard.

J'ai vu Terence Crutcher mourir pendant que les agents de police s'excusaient préventivement de l'avoir abattu. J'ai vu un homme mourir à cause du même réflexe qui vous pousse à barrer les portes de votre voiture quand je marche dans la rue.

Instinctivement, ces personnes se protègent de moi. Instinctivement, ils se sont protégés de lui. Ce sont des professionnels ayant reçu une formation.

Chaque fois qu'une personne qui me ressemble est tuée devant une caméra, je me dis que ce sera la goutte qui fera déborder le vase. Je me dis que la population va se fâcher. C'est la pièce à conviction qui nous donne le droit de dire : «Nous ne mentons pas. Le racisme existe toujours. Oui, la situation est aussi pire que nous l'affirmons. Non, ce ne sont pas que des crapules qui tombent sous les balles.»

Mais chaque fois, ce n'est pas suffisant.

Être fâché par ces meurtres devient un problème pour moi. Les choses ne tournent pas rond.

Joey Crutcher, le père de Terence Crutcher, s'est adressé aux médias, à New York, mercredi. (Photo: Joseph Frederick/Associated Press)

Je ne peux pas faire de l'éducation avec chaque personne à qui je parle. Je ne peux pas expliquer chaque fois que ce que je dis est réel. J'ai besoin qu'on m'écoute, qu'on nous écoute. Qu'on fasse confiance à ce que nous, personnes de couleur, disons. Nous parlons de la réalité que nous vivons. Nous sommes bien placés pour le faire.

Mais, la confiance n'y est pas. Il n'y a que du scepticisme. On croit que l'histoire en cache une autre.

Tout ça fait que de vivre devient un acte de rébellion.

Tout ça fait que le succès est un acte de rébellion.

Tout ça fait de moi un homme très fatigué.

Je ne peux plus le voir mourir encore.

Si nous ne pouvons croire la vérité que si l'autre est capable de nous la prouver, combien de Noirs devront encore mourir devant les caméras avant que l'on finisse finalement par nous croire?

Les enfants ne souhaitent pas mourir devant les caméras quand ils seront grands. Mais on n'obtient pas toujours ce que l'on souhaite dans la vie.

Ce texte publié sur le Huffington Post Canada et sur Medium a été traduit de l'anglais.

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