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La laïcité ouverte selon X. H. Rioux, ou les raccourcis d'une rhétorique facile

Quel critère devons-nous adopter pour distinguer un accommodement raisonnable d'un accommodement déraisonnable?
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Selon X. H. Rioux («L'aboutissement logique de la laïcité 'ouverte'?» Le Devoir, 19 avril 2016), la seule façon de protéger la liberté de religion dans une perspective de laïcité ouverte est d'accepter des lois ignobles. Comment peut-il en arriver à dire une chose pareille?

La position adoptée par plusieurs partisans d'une laïcité ouverte est certes de réserver l'application du principe de laïcité au niveau institutionnel (elle ne doit pas être confondue avec la sécularisation, puisque cette dernière affecte la société toute entière) tout en laissant alors les individus être parfaitement libres. L'individu doit donc être protégé contre l'intrusion de l'État laïc. Mais est-ce que cette protection accordée à l'individu contre l'État doit obligatoirement conduire à un laxisme débridé?

Expression passive et expression active de la foi

Il faut tout d'abord distinguer l'expression passive (individuelle ou collective) de la foi religieuse (signes religieux) et son expression active dans des rituels, des mœurs et des pratiques traditionnelles. Le port de signes religieux est l'exemple classique de l'expression passive à l'échelle individuelle. Cela n'a rien à voir avec du prosélytisme, et n'est même pas un «prosélytisme passif». L'État n'a pas à faire intrusion dans la garde-robe des personnes. Il doit limiter au maximum ses interventions dans ce domaine car, autrement, il risquerait de s'engager dans une casuistique vestimentaire complexe et cesserait d'être neutre. Les limites raisonnables que l'État peut imposer à ses employés sur le plan vestimentaire ne doivent d'ailleurs pas se justifier sur la base d'un argument religieux. Le rapport Bouchard-Taylor et la charte des valeurs faisaient état de l'obligation de travailler dans la fonction publique à visage découvert. Cette règle se justifie sur la base de contraintes liées à l'identification, la sécurité et la communication.

Toutefois, le fait d'être ouvert à l'expression passive de la foi religieuse ne veut pas dire que l'État doive accepter toutes les demandes d'accommodements. Je reconnais volontiers que certains accommodements autorisés sont plutôt déraisonnables. Comme l'a montré Louis-Philippe Lampron, la Cour suprême a peut-être parfois accordé trop d'importance à la liberté de religion. Les désaccords peuvent en outre surgir sur certains points entre les différents auteurs qui sont partisans d'une laïcité ouverte.

Chose certaine cependant, il n'y a rien d'incohérent dans le fait d'autoriser les signes religieux dans la fonction publique et de refuser certaines demandes d'accommodement.

La Société d'assurance automobile n'a, en effet, probablement pas à accommoder un croyant qui réclame un évaluateur ou une croyante qui réclame une évaluatrice pour un examen de conduite. La même remarque s'applique au sujet d'une demande d'accommodement permettant à un mari d'exiger que sa femme soit vue par une femme médecin.

Je suis d'accord avec X. H. Rioux pour dire qu'il s'agit d'accommodements déraisonnables, mais il n'y a pas d'incohérence entre cette posture normative et une ouverture à l'égard du port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique. Les intervenants dans le débat portant sur la charte du Parti québécois ont tous distingué le port des signes religieux et les demandes d'accommodement. Les contraintes deviennent de plus en plus exigeantes pour les demandes d'accommodement plus importantes.

Il y a par contre une réelle incohérence chez les partisans d'une laïcité stricte qui refusent les accommodements mentionnés plus haut, mais qui sont soudainement très conciliants à l'égard de ceux qui ne peuvent tolérer de voir un foulard. Exiger d'autrui qu'il ne porte pas de signe religieux constitue pourtant une demande d'accommodement tout aussi déraisonnable que d'exiger un moniteur, un évaluateur ou un médecin d'un sexe particulier.

Un critère raisonnable

Quel critère devons-nous alors adopter pour distinguer un accommodement raisonnable d'un accommodement déraisonnable?

D'une manière générale, il faut comprendre comment fonctionne notre système juridique. Le trait caractéristique le plus important concerne justement son caractère systémique, et cela a été mis en évidence notamment par John Rawls. Le premier principe de justice de John Rawls stipule que «chaque personne a droit à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de liberté pour tous.» Les individus ont le droit de bénéficier de tout un éventail de libertés, pourvu que le système soit le même pour tous. En clair, cela veut dire que les libertés des uns et des autres se limitent et se contraignent mutuellement.

Tous les groupes de la société dans lesquels on se trouve, qu'il s'agisse des groupes genrés, des groupes ethniques, des LGBT, des personnes handicapées et des groupes religieux, ont des droits qui commandent le respect. Pour un partisan de la laïcité ouverte, la liberté de religion n'est comme le dit X. H. Rioux, limitée que par «les intérêts publics supérieurs». Mais parmi les intérêts publics supérieurs, il y a le respect d'un même système de libertés pour tous. Lorsque l'on comprend les choses de cette façon, l'exercice de la liberté de religion ne doit pas se faire aux dépens de l'égalité des hommes et des femmes, aux dépens des LGBT, ou aux dépens de tout autre groupe.

Une hiérarchie inversée?

C'est en général à ce stade-ci dans l'argumentaire que se révèle une prémisse sous-entendue par le défenseur de la laïcité stricte. S'il s'en prend tout particulièrement à la laïcité ouverte qu'il s'empresse d'associer aux pires dérives, c'est qu'il doit y avoir selon lui une hiérarchie qui subordonne les droits des groupes religieux par rapport aux droits de certains autres groupes, qu'il s'agisse des femmes, des LGBT, des minorités ethniques ou des groupes de personnes handicapées. Le principe de la laïcité ouverte serait au fond une vaine tentative d'accorder aux groupes religieux le même statut que ces autres groupes de la société. En voulant accorder la prépondérance à l'égalité des hommes et des femmes sur la liberté de religion, le législateur péquiste voulait de cette manière opérer cette subordination des groupes religieux par rapport aux autres groupes. C'est un peu à un même genre d'arguments que nous convie X. H. Rioux.

Il faut admettre que, historiquement, les religions ont été et sont toujours en grande partie misogynes et homophobes. De là à distinguer les groupes religieux des autres groupes, il y a un pas à ne pas franchir que les laïcistes stricts franchissent allègrement. Il y a

pourtant aussi des hommes misogynes et des femmes homophobes, mais cela ne nous empêche pas de traiter également comme des ayant droit les hommes, les femmes et les homosexuels. Pourquoi alors vouloir distinguer les groupes religieux des autres groupes de la société?

Les groupes involontaires et les groupes volontaires

La distinction essentielle serait que les hommes, les femmes, les LGBT, les groupes ethniques et les personnes handicapées forment des groupes involontaires, alors que les groupes religieux sont compris à partir de l'idée d'un système de croyances volontairement accepté. Certains veulent ainsi ranger les groupes religieux dans une catégorie à part en prétextant que, contrairement aux autres groupes qui ont comme trait caractéristique d'être involontaires, le groupe religieux serait fondé sur une adhésion libre et volontaire à un système de croyances. Et pourtant, si cela est vrai pour plusieurs personnes, cela n'est pas vrai pour tout le monde.

Il faut comprendre que, pour certaines personnes, les croyances religieuses constituent une part importante de leur identité personnelle. Il s'agit d'une découverte faite au sujet d'eux-mêmes, une révélation de leur moi authentique. Une vision bien occidentale, fondée sur l'individualisme moral, ramène la croyance religieuse à une affaire qui se joue exclusivement dans notre conscience, et non à un trait inhérent de notre identité. Mais le pluralisme religieux ne se réduit pas à l'acceptation de l'existence d'une pluralité de doctrines : athée, agnostique, chrétienne, juive, musulmane, hindoue, sikh, etc. Il faut aussi prendre acte de différentes façons de concevoir le rapport entre la personne et la doctrine. La personne peut être «antérieure à ses fins», c'est-à-dire qu'elle est définie indépendamment de toute valeur, finalité ou croyance, ou elle peut faire de ses valeurs, finalités et croyances une partie essentielle de son identité. Il s'agit là d'un pluralisme irréductible et raisonnable affectant les conceptions de l'identité personnelle. Il faut prendre acte de ce pluralisme.

En ce sens, les minorités religieuses dans lesquelles les membres font de la religion une partie de leur identité sont à mettre sur le même pied que d'autres minorités comme les minorités ethniques, les LGBT et les personnes handicapées. Aucun de ces groupes ne doit faire l'objet d'une discrimination. Le système de droits doit être fait de telle sorte que chaque groupe puisse jouir de protections sans brimer les droits des autres groupes. Il faut être ouvert aux réclamations spécifiques des minorités religieuses, des LGBT, des groupes ethniques, des personnes handicapées, ainsi que des femmes, même si ces dernières, contrairement aux autres, ne forment pas un groupe minoritaire. Tous ces groupes sont des sources légitimes de réclamations morales valides. Tous ont droit à des accommodements raisonnables.

Certes, il est possible de changer son système de croyances, ses valeurs et ses finalités, mais il faut prendre acte du fait que lorsque cela se produit, certains individus deviennent d'autres personnes. Il convient en outre de faire remarquer qu'il est aussi possible de changer de sexe, d'orientation sexuelle et d'identité ethnique. Il est même possible de s'imposer un handicap. Il n'y a donc pas de différences notables à souligner entre les minorités religieuses et les autres groupes.

Une preuve par l'absurde que l'argument est absurde

X. H. Rioux semble résolu à caricaturer la position de ses adversaires. Si on pratique la laïcité ouverte et que l'on manifeste par conséquent de l'ouverture à l'égard de l'expression passive de la croyance, y compris dans la fonction publique, de même qu'un certain respect à l'égard de certaines pratiques religieuses actives, il ne peut y avoir de limites. Selon lui, il faut accepter tous les accommodements, y compris ceux qui sont parfaitement abusifs et qui enfreignent les droits des autres groupes de la société.

L'argument ne diffère pas beaucoup d'un autre argument qui nous entraîne sur une pente tout aussi savonneuse. C'est celui en vertu duquel on critiquerait la liberté d'expression sous le prétexte que son acceptation devrait nous forcer à accepter la diffamation, l'atteinte à la réputation et l'incitation à la haine. Le même genre de raisonnement nous inciterait aussi à conclure que l'on ne peut pas accepter la liberté d'association, car elle conduit tout droit à l'acceptation des groupes de gangsters. De la même manière, la laïcité ouverte, respectueuse à l'égard de la liberté de religion, ne peut être freinée par d'autres droits. Elle doit aller de pair avec une prépondérance absolue sur l'ensemble des autres droits. Tel semble être le raisonnement de X. H. Rioux. Mais c'est un raisonnement absurde et je viens d'en fournir une preuve par l'absurde.

Le mauvais exemple

La laïcité stricte que l'on attribue à la France est une invention relativement récente qui date de l'an 2000. Il n'était pas nécessaire d'essayer de la reproduire ici. Nous sommes au Québec les témoins d'une autre expérience historique. Nous sommes voués à reconnaître les droits ancestraux des peuples autochtones, les droits acquis de la minorité anglophone et les droits polyethniques des minorités issues de l'immigration, dans ce dernier cas sous la forme d'une politique d'interculturalisme. La laïcité ouverte s'inscrit dans cette tradition d'ouverture.

Le repli identitaire qui a caractérisé la charte des valeurs du PQ (maintien du crucifix à l'Assemblée nationale au nom du patrimoine, interdiction des signes religieux ostentatoires, critique des politiques de pluralisme culturel) était la version catholaïque d'une laïcité française elle-même caractérisée par une certaine crispation identitaire. C'était une erreur de s'en inspirer, car c'est une version de la laïcité qui va jusqu'à un certain point à l'encontre de la conception républicaine traditionnelle.

En essayant de remuer les cendres encore chaudes de la charte péquiste, M. Rioux ne nous rend pas service et il ne rend surtout pas service à la cause souverainiste, car la laïcité stricte porte en elle un repli identitaire et elle repose sur un nationalisme du ressentiment.

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