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La laïcité à la française: les missionnaires débarquent au Québec

On comprend que la France ait pu développer une sorte de phobie à l'égard de toutes les formes de communautarisme. Mais cette phobie ne doit pas nécessairement être exportée chez nous, car elle repose sur une expérience particulière, métaphysique et catholaïque, qui va à l'encontre de la neutralité de l'État.
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On ne me fouettera jamais pour avoir écrit ce texte. Raif Badawi, lui, a été condamné à 1000 coups de fouet et 10 ans prison pour avoir blogué.

Dans un article réservé aux abonnés, Le Devoir, sous la plume d'Hélène Buzetti, rapporte la venue au Québec d'une rédactrice de Charlie Hebdo, Zineb El Rhazoui, et de Patrick Kessel, président du Comité laïcité République, qui viennent nous entretenir de la conception française de la laïcité.

Deux conceptions divergentes de la personne

On peut lire :« La jeune femme de 33 ans d'origine marocaine en a contre le terme même d'islamophobie, qu'elle voit comme une 'imposture intellectuelle qui tente de faire croire que critiquer une idée, critiquer un dogme revient à critiquer des personnes, ce qui est faux'. »

Ce faisant, madame El Rhazoui s'appuie sur une certaine conception individualiste de la personne selon laquelle celle-ci « est antérieure à ses fins ». En vertu de cette conception, il faut distinguer la personne de ses croyances, valeurs et finalités, car la personne leur est en quelque sorte antérieure. Quand la personne change radicalement ses croyances, valeurs et finalités, elle reste la même personne. Or, il existe une autre conception de la personne, que l'on pourrait qualifier de «communautarienne». Selon cet autre point de vue, la personne se définit par les croyances, valeurs et finalités héritées de sa communauté. Quand la personne change radicalement ses croyances, valeurs et finalités, elle devient une autre personne.

Dans les deux cas, les personnes doivent exercer leur liberté rationnelle. Les croyances, valeurs et finalités qu'elles ont ou qui les définissent comme personnes doivent être des croyances, valeurs et finalités qu'elles approuvent rationnellement et non qu'on leur impose irrationnellement. Mais ces deux façons de voir supposent un exercice différent de la liberté rationnelle. Si pour l'individualiste, les croyances, valeurs et finalités qu'il approuve sont des choses existant indépendamment de lui, un peu comme les produits d'une cafeteria, pour le communautarien, les croyances, valeurs et finalités sont celles de la communauté à laquelle il appartient. S'il approuve les croyances, valeurs et finalités de son groupe, il les approuve en tant que croyances, valeurs et finalités communautaires. Et puisque la personne est définie par sa communauté d'appartenance, ses croyances, valeurs et finalités héritées de sa communauté la définissent comme personne. La personne communautarienne peut s'extraire de sa communauté d'appartenance et s'intégrer à un autre groupe, mais ce faisant, elle n'est plus la même personne.

La nécessaire neutralité de l'État

Laquelle de ces deux conceptions de la personne préférez-vous ? Chacun peut faire son choix, mais une chose est sûre. Notre conception de l'État ne devrait pas en dernière analyse prendre appui sur l'une de ces conceptions, car cela équivaudrait à s'appuyer sur une vision métaphysique particulière de l'identité personnelle. Ce qui caractérise les États démocratiques, c'est très précisément le fait que l'on puisse débattre de ces différentes conceptions de la personne. Notre société se caractérise par le pluralisme raisonnable et irréductible de conceptions religieuses, morales et métaphysiques. Pour être vraiment laïque, ouverte et démocratique, notre société doit sur le plan institutionnel rester neutre à l'égard des différentes conceptions religieuses, morales et métaphysiques.

On comprend ainsi pourquoi ceux qui définissent la personne à partir de ses croyances, valeurs et finalités se sentent attaqués eux-mêmes dans leur identité lorsque l'on attaque leurs croyances, valeurs et finalités. Cela ne veut pas dire que leurs croyances, valeurs et finalités ne peuvent être critiquées, mais cela veut dire qu'elles doivent être respectées, parce qu'il en va du respect dû aux personnes. Ainsi, on comprendra pourquoi les attaques répétées systématiquement contre les croyances, valeurs et finalités musulmanes sont souvent interprétées comme des attaques personnelles, d'où l'accusation d'islamophobie. Ce concept n'est pas une imposture. L'imposture est plutôt du côté de ceux qui ne respectent pas les conceptions divergentes de la personne, qui n'interrogent pas leur propre conception particulière et qui cherchent à l'imposer de force en la rentrant dans la gorge des gens.

Islam communautaire et Islam politique

Dans le même article, Hélène Buzetti précise :«Zineb El Rhazoui rappelle qu'à son origine, l'islam était un projet politique qui visait à établir un État et possédait à ce titre une dimension législative. Si l'islam veut pleinement s'intégrer dans les sociétés occidentales, il doit donc apprendre, comme d'autres religions avant lui, à être relégué à la sphère privée, croit-elle. Car ce projet et celui des sociétés démocratiques ' sont incompatibles '. »

Et voilà, le mot est lancé. La religion a sa place seulement dans la sphère privée. Et si certains la placent plutôt dans un espace communautaire, ce ne peut être que parce qu'ils souscrivent une vision politique. Zineb El Rhazoui croit que l'individu qui manifeste publiquement sa foi au sein d'une communauté religieuse est engagé dans une lutte qui vise à imposer l'Islam politique. Et pourtant, ces deux rapports à la religion, communautaire et politique, ne vont pas de pair. S'il existe un groupe au Québec qui vit sa religion en communauté, c'est bien la communauté juive hassidique. Et pourtant, celle-ci est majoritairement composée de personnes qui rejettent le sionisme, c'est-à-dire l'association entre la religion juive et le projet politique de l'État d'Israël comme État juif.

Depuis ma comparution devant la commission parlementaire chargée d'étudier le projet de charte de la laïcité du Parti québécois (le projet de loi 60), j'essaie de faire valoir le fait que selon la conception de la personne à laquelle on adhère, on vivra de manière différente notre expérience religieuse. Ainsi, la personne qui se représente elle-même en fonction d'une conception individualiste relèguera la religion dans la sphère privée, puisque c'est une affaire qui se joue exclusivement entre elle et sa propre conscience. Mais si la personne se représente elle-même selon le modèle communautarien, la religion elle-même se vivra sur un mode communautaire.

Religion privée et catholaïcité

Si à notre époque, plusieurs chrétiens s'accommodent fort bien d'une conception de la religion vécue en privé, plusieurs sikhs, juifs et musulmans vivent leur expérience religieuse en communauté. En voulant imposer une conception unique du rapport à la religion, on manifeste sans le vouloir une certaine forme d'intolérance et un manque d'ouverture. Pire, on reste sous l'emprise de notre expérience religieuse historique majoritairement chrétienne. Le paradoxe est donc le suivant. En se réfugiant dans la certitude d'une conception unique de la personne et du rapport à la religion, on va à l'encontre de la laïcité. On développe plutôt une certaine forme de catholaïcité.

Dans mon blogue précédent, j'ai fait valoir l'importance de se doter d'une constitution québécoise qui se distinguerait de la conception individualiste canadienne qui affirme la suprématie de Dieu, accorde la primauté aux droits individuels et s'appuie sur une jurisprudence qui a historiquement été biaisée en faveur du droit à la religion. Cela risque de créer un déséquilibre entre la laïcité des institutions et les droits individuels, au profit de ces derniers. Mais j'affirme tout autant la nécessité de nous éloigner d'une charte de la laïcité qui serait calquée sur le modèle français.

On comprendra que, sur le plan historique, la France ait pu développer une sorte de phobie à l'égard de toutes les formes de communautarisme. La France était alors soumise à des impératifs de construction nationale. Encore à notre époque, son nationalisme prescrit la méfiance à l'égard de réclamations minoritaires et des droits collectifs, qu'ils soient linguistiques, nationaux ou religieux, car cela risque d'aller à l'encontre de «l'unicité du peuple français», pour reprendre l'expression consacrée du Conseil constitutionnel. Mais cette phobie à l'égard du communautarisme ne doit pas nécessairement être exportée chez nous, car elle repose sur une expérience particulière, métaphysique et catholaïque, qui va à l'encontre de la neutralité de l'État.

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