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Le procès de Socrate, encore? (2/2)

De sorte que soutenir la thèse selon laquelle Socrate a été condamné pour rien équivaut à mal connaître les traits singuliers de l'époque dans laquelle il a vécu. Méritait-il pour autant la mort ?
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Dans la première partie de notre texte, nous avons débuté par un rappel des accusations et de quelques éléments reliés au contexte du procès intenté contre le philosophe en 399 av. J.-C. Afin de clarifier la question des motifs de cette poursuite judiciaire, nous avons insisté sur l'importance des amitiés et réseaux socratiques, sur celle de la satire contre lui qu'avait diffusée le poète Aristophane. Également, nous avons abordé le thème de la pédérastie, celui des particularités du droit athénien classique et, pour terminer cette partie, nous avons rappelé l'importance du fameux procès des généraux (stratèges) de la bataille des Arginuses, en 406 av. J.-C.

Le politique : une question de savoir ou de pratique ?

Socrate reprochait à la démocratie athénienne de la fin du siècle de Périclès, pour dire les choses d'un seul bloc, son incompétence et son incohérence. Les votes à la majorité ou par tirages au sort, lui paraissaient aussi absurdes que le fait de confier son enfant à un médecin qui exercerait son métier, sur la base d'une telle procédure déterminée par le hasard. Seuls le savoir et la vertu peuvent légitimer l'exercice du pouvoir politique ou juridique, selon le futur maître de Platon. Également, le fait que les postes de magistrats étaient renouvelés chaque année, dans un contexte où régnait la délibération sans fondements théoriques, paraissait à Socrate injustifiable. Une politique enracinée dans la parole et les conventions ne pouvait satisfaire les hautes exigences de cet adversaire des sophistes.

Les sophistes et l'éducation

L'éducation ou la païdeia traditionnelle, au Ve siècle av. J.-C., n'était pas publique. Chaque famille l'assumait en envoyant les garçons, dès l'âge de sept ans et cela jusqu'à l'éphébie, chez les professeurs des trois disciplines essentielles : l'éducation physique, la musique et les lettres. Après cela, le jeune homme partait pour deux années, afin d'effectuer son éphébie (service militaire). Il n'y avait pas d'offres d'éducation suite à cette période de formation. C'est pour cette raison que l'émergence de la sophistique constitua la première forme d'enseignement supérieur destiné, dans les faits, à la jeunesse dorée de la société, laquelle suivait les leçons de ces maîtres du savoir, de l'éloquence et de la rhétorique. Cet enseignement privé et payant contribuait largement à la formation des capacités délibératives, si importantes dans cette démocratie, d'une jeunesse destinée à occuper des fonctions clefs en vertu de ses habiletés oratoires. Le sophiste transmettait un savoir pratique et développait une sorte de relation ''commerciale'' avec ses ''clients'' étudiants. En vertu de tous ces services, les sophistes peuvent être vus comme de grands contributeurs du régime démocratique et de la culture du Ve siècle av. J.-C. Par opposition à cela, Socrate refuse d'être rétribué, tisse une relation intime et affective avec ses élèves et disciples, cherche à provoquer la réflexion, l'analyse des discours, la recherche des définitions universelles, la mise en question des usages et traditions, ce qui contribue fortement à diffuser de lui l'image d'un personnage indépendant, refusant les canaux habituels de l'identité commune et secouant le joug de l'autorité traditionnelle des pères et de la Cité.

Retour sur les accusations

Les premiers témoignages, ceux notamment de Platon et de Xénophon, s'entendent sur l'idée que la troisième accusation, celle reprochant à Socrate de corrompre la jeunesse, a pesé plus lourd que les deux autres dans la balance des jurés. Car concernant la non-reconnaissance des dieux de la Cité, Socrate aurait plutôt bien démontré, lors du procès, que de nombreux témoignages appuyaient le contraire de cette accusation. En rapport à la seconde accusation, celle relative à la création de nouveaux dieux, les études historiques soutiennent que la religiosité classique à Athènes était relativement ouverte. En effet, dès 431 av. J.-C., le culte de Bendis, venu de Thrace, a fait de nombreux adeptes en Attique dans une totale impunité. Il en serait de même pour le culte d'Asclépios, introduit dans la Cité en 421 av. J.-C., en provenance d'Épidaure au Péloponnèse. De sorte que lorsque Socrate évoquait son fameux ''daïmonion'', il n'y avait pas matière à poursuite pour impiété, du moins basée sur cet unique motif.

Cette dernière, la graphê asebeia (impiété), constituait un cadre de poursuite légal très large, dans un contexte de polythéisme sans dogme ni officiants professionnels. La religiosité classique reposait sur la pratique, selon certaines règles bien entendu, de rituels qui visaient à obtenir des dieux, la réciprocité dans les échanges. L'accusation générale d'impiété visait ici pour Socrate, un ensemble de comportements, une espèce d'éthos socratique, une manière de vivre qui menaçaient l'équilibre précaire que la Cité démocratique qui tentait de se recomposer, suite à une période d'une trentaine d'années qui avaient bouleversé toutes les dimensions de la vie sociale dans l'ancienne capitale de la ligue de Délos (ligue militaro-économique fondée en 478 avant J.C., elle a réuni, sous la tutelle d'Athènes, jusqu'à deux cents Cités-États). Socrate n'aurait pas été victime d'une chasse aux sorcières, ni d'un pogrom anti-intellectuels, pas plus qu'on ne pourrait réduire l'événement à une affaire de règlement de comptes entre deux factions politiques farouchement opposées. En dernier lieu, l'accusation de corruption de la jeunesse semble nettement plus pesante. Si on définit le terme de corruption par l'idée d'une espèce de détournement de sens, une force excentrique par rapport à un cadre à la fois politique, légal et religieux, alors là les choses s'éclairent sous un angle plus fructueux.

Durant sa longue carrière philosophique, Socrate a formé plusieurs générations d'hommes, parmi lesquels plusieurs qui ont été actifs sur le plan politique et la majorité d'entre ceux-ci, furent aussi liés à la tendance oligarchique ou laconophile (la Laconie est une province du centre sud du Péloponnèse où est bâtie la Cité de Sparte). Également, lors du célèbre massacre des Hermès et de la parodie des mystères d'Éleusis en 415 av. J.-C., événements qui ont beaucoup affecté le dêmos qui y voyait un mauvais présage, puisque la Cité se trouvait en pleine guerre du Péloponnèse, plusieurs accusés faisaient partie de la mouvance socratique.

En tant qu'éducateur de la jeunesse, Socrate avait une manière de faire distincte de la païdeia classique, tout autant que de celle des sophistes. Le lien intime et presque ''amoureux'' qu'il tissait avec ses disciples paraissait, aux yeux de plusieurs de ses contemporains, telle une entrave envers l'autorité paternelle ainsi qu'envers celle de tout un cadre traditionnel. Après la chute des Trente Tyrans, en 403 av. J.-C., les historiens soutiennent que les démocrates ont mis de l'avant une politique générale de revalorisation de l'oïkos (oïkos, une forme de maisonnée incluant les biens et les personnes) et du rôle du père dans les familles.

Socrate critiquait le lien de la philia basé uniquement sur le sang et la tradition et défendait l'idée d'une philia impliquant des rapports d'utilité réciproque entre pères et fils, ce qui n'avait rien pour le rendre sympathique au regard de ses contemporains. Nous connaissons l'exemple d'Anytos, l'un de ses accusateurs, qui était un riche artisan-tanneur et homme public. Celui-ci en voulait à Socrate, lequel conseillait à son fils de s'éloigner du métier paternel, afin de faire son propre chemin. Et combien reprochaient également au modèle de l'éducation socratique de négliger l'importance du corps au profit de l'intellect ? Et en dépit de sa propre défense, comment éviter de prendre en compte l'idée que Socrate pratiquait de manière trop individuelle et rationnelle, une religiosité qui avait un caractère si collectif parmi les siens?

De sorte que soutenir la thèse selon laquelle Socrate a été condamné pour rien équivaut à mal connaître les traits singuliers de l'époque dans laquelle il a vécu. Méritait-il pour autant la mort ? Pour nous, il est clair que nous pensons qu'aucun humain ne devrait être condamné pour ses idées, sa singularité, sa marginalité ou sa déviance. Mais cela, dans quelles limites ?

En 2013, même en ce Québec de droits et de lois, pouvons-nous tout dire, tout faire, tout contester ? Vivons-nous dans une société sans cadres ni limites ? Avons-nous la licence de nous promener nus sur la rue (Diogène de Sinope (413-327 avant J.C.), l'un des fondateurs du cynisme, avait la réputation de déambuler nu sur la rue et même parfois de se masturber ou de copuler en public), de remettre en question haut et fort le pacifisme et le légalisme, la tolérance et la politique représentative ? Et en tant qu'intellectuels ou écrivains, ne sommes-nous pas confrontés à des cadres, des difficultés et manières de faire, qui limitent l'exercice de notre liberté d'expression ? Et, pour terminer, est-il possible d'apprendre à connaître des personnages tels que Socrate, sans les transformer en héros ou en surhommes ? En rédigeant ces lignes, j'apprends la mort du vieux militant antiapartheid Nelson Mandela. Pouvons-nous avoir de lui une image de grand homme, sans le transformer en une icône toute puissante et sans reproche ?

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Avril 2018

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