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État islamique: un an de détermination absolue

Voici un an que les États-Unis ont lancé l'opération(). Peut-être que la résolution de tous n'était finalement pas si absolue que ça.
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Voici donc un an que les États-Unis ont lancé l'opération Inherent Resolve (Détermination absolue) contre l'État islamique, suivis par vingt-et-un autres pays. Cette opération comprend un volet aérien, consistant à frapper, en Irak et en Syrie, les forces et structures de l'EI dans la profondeur ou en soutien direct des forces au sol, ainsi qu'un volet terrestre de formation à l'armée irakienne et à certains mouvements rebelles syriens.

Cette opération ne vise pas à détruire l'organisation État islamique, mais à la contenir de façon à permettre à ses ennemis, l'État irakien en premier lieu, de disposer de suffisamment de forces pour effectuer cette destruction.

Ce procédé dit «indirect» n'est pas nouveau, depuis l'engagement initial au Vietnam par Kennedy jusqu'au soutien des rebelles libyens en 2011, en passant par la campagne en Afghanistan en 2001. Il se distingue de l'engagement «direct» par l'absence de troupes combattantes au sol, toujours difficiles à engager dans le contexte institutionnel américain, et encore plus après les précédents afghan et irakien. Les sociétés privées et les forces spéciales peuvent toutefois, et dans certaines limites étroites, constituer des substituts à l'US Army et au corps des Marines. Outre cette plus grande facilité d'engagement, mais aussi de désengagement, le principal intérêt de cette approche pour les États-Unis est de réduire considérablement les risques de pertes humaines dans un retour au «zéro mort».

Cette approche comprend aussi de nombreux inconvénients. Le principal est qu'on ne maîtrise pas vraiment les événements, qui dépendent en réalité de la volonté et des capacités des acteurs locaux. Pour reprendre les exemples précédents, la présence de milliers de conseillers et de moyens d'appui n'a pas empêché le Sud-Vietnam d'être au bord de l'effondrement peu après la mort de Kennedy. Les talibans ont été chassés relativement facilement de Kaboul par les seigneurs de guerre du nord, avant que ceux-ci refusent d'aller plus loin.

En excluant toujours l'engagement de troupes terrestres et en faisant confiance à des hommes forts beaucoup moins fiables, les leaders ennemis - dont Oussama Ben Laden, l'objectif premier - ont pu s'enfuir et poursuivre le combat au Pakistan. En Libye, il a fallu attendre des mois pour voir enfin survenir des unités rebelles suffisamment compétentes pour profiter de l'affaiblissement de l'armée de Kadhafi.

Un autre problème est qu'on ne maîtrise pas non plus vraiment les actions politiques des «champions» que l'on sponsorise. On peut donc se retrouver associés malgré soi aux coups d'État de Saïgon, aux massacres de prisonniers et à la mainmise sur le pouvoir à Kaboul par les chefs de l'Alliance du Nord, ou aux déchirements libyens post-Kadhafi. De ce point de vue, l'opération Inherent Resolve est particulièrement complexe, eu égard au nombre d'acteurs, aux intérêts contradictoires, qui sont soutenus par la coalition, entre les rebelles syriens et les gouvernements d'Irbil ou de Bagdad.

La formation de leurs troupes est, par ailleurs, encore loin de pouvoir prétendre à la masse critique nécessaire pour défier l'EI. Les 5000 combattants rebelles syriens prévus ne sont, pour l'instant, que quelques centaines, et les soldats irakiens formés par les Américains ne sont que 6500 pour 4500 encore dans les camps.

On notera aussi que tout ce pan de l'opération est fondé sur l'idée que les ennemis de l'État islamique manquaient simplement de formation militaire et que, cette lacune comblée, avec l'aide de quelques appuis aériens, ils l'emporteraient facilement. Il faut quand même rappeler que cette «nouvelle armée irakienne» est la troisième formée par les Américains depuis 2003, après celle du département d'État (et des sociétés privées) qui a explosé en 2004, puis celle du département de la Défense (DoD), qui, après une forte implication des troupes et plusieurs dizaines de milliards de dollars de dépenses, a permis d'obtenir au bout de quatre ans une force à peu près efficace, au moins aux côtés des Américains, avant de redevenir une coquille creuse quelques années plus tard.

Les forces irakiennes formées par les Américains souffrent en fait... d'être formées par les Américains, dans un contexte où ce qui importe surtout est la loyauté politique. Depuis 2004, les Irakiens, qu'ils soient au pouvoir ou dans la rébellion, n'ont eu de cesse de vider de leur substance les organes de sécurité formés par les Américains de façon à les rendre les moins dangereuses possibles, au profit de gardes personnelles et de milices de partis, considérées comme beaucoup plus fiables. On pourrait rappeler aussi les précédents de l'armée malienne formée par les Américains avant l'effondrement de 2012 ou l'armée tchadienne du président Tombalbaye après la victoire française au Tchad en 1972. Le problème fondamental n'est pas la compétence tactique (l'armée de l'État islamique n'a pas eu besoin d'instructeurs occidentaux), mais la volonté de combattre. La compétence vient ensuite. Le pari de l'armée efficace sans avoir à changer le contexte politique est très loin d'être gagné.

Le deuxième inconvénient est que si on compense le refus d'engagement terrestre par une campagne aérienne, les coûts augmentent de manière exponentielle en fonction de la puissance de l'ennemi à surveiller et frapper. Le DoD vient de révéler que l'opération Inherent Resolve avait coûté 3,5 milliards de dollars en un an et la campagne aérienne représente 75% du total. Sur 10 millions de dollars dépensés chaque jour, 5 sont ainsi consacrés à l'OPTEMPO (le coût des vols) et 2,5 millions aux munitions «livrées».

Quels sont les effets obtenus pour une telle somme? Comme d'habitude ce sont des chiffres qui sont présentés, comme si rien ne pouvait s'estimer autrement. En janvier 1968, le président Johnson présentait à la télé une série de statistiques destinées à prouver que l'armée américaine était sur le point de l'emporter au Vietnam... quelques jours avant que l'offensive communiste du Têt ne démontre exactement l'inverse sur les mêmes écrans. Le Pentagone annonce maintenant qu'en un an de campagne aérienne, plus de 45 000 sorties ont été effectuées, dont un peu moins de 6000 sont des frappes (faisant ainsi passer le nombre total de frappes de «guerre contre le terrorisme» à plus de 120 000 depuis 2001, dont quelques milliers seulement par drones). Ces frappes auraient permis de détruire 8800 objectifs, notamment 116 chars (véhicules blindés de tout type en réalité) et 336 Humvees (véhicules légers), fournis par les Américains eux-mêmes à l'armée irakienne (réalisant un danger exprimé à l'époque de voir cet équipement équiper davantage l'ennemi que les alliés). Dans la plus pure tradition du body count, on se félicite aussi d'avoir tué 15 000 combattants ennemis. Ces chiffres peuvent paraître impressionnants. Il faut cependant les relativiser.

En premier lieu, ce n'est pas parce qu'ils sont précis que ces chiffres sont vrais. Malgré un dispositif de surveillance (et d'estimation des dommages réalisés) sophistiqué, il y a toujours une marge non négligeable d'erreur et, surtout, une forte incitation à annoncer les chiffres les plus favorables.

Il y a deux mois, Antony Blinken, membre du Conseil de sécurité nationale américain, ne parlait que de 10 000 morts. Avec ces réserves, les pertes annoncées sont quand même loin d'être négligeables pour une organisation dont les effectifs combattants sont estimés, par le Pentagone, entre 20 000 et 31 500. Ce n'est pas décisif pour autant. À la fin de chaque année d'occupation de l'Irak, le même Pentagone annonçait toujours avoir éliminé plus de combattants rebelles... qu'il n'y en avait au total au début. Là, en l'occurrence, il semble que l'État islamique arrive à se régénérer encore plus vite que les mouvements rebelles sunnites de l'époque, puisque ses effectifs militaires sont, semble-t-il, supérieurs (et parfois très nettement, selon les estimations) à ceux d'août 2014.

Il faut bien comprendre en effet que par les pertes civiles qu'elles occasionnent (l'organisation indépendante Airwars les estime à 459 morts et plusieurs milliers de blessés, ainsi que 42 morts irakiens par tirs fratricides), la gêne que les destructions d'infrastructures provoquent, leur absence face aux forces d'Assad, leur existence même aux yeux du monde, ces frappes recrutent aussi sans doute pour l'État islamique.

L'effet le plus efficace de la campagne est cependant la pression qu'elle permet d'exercer sur l'ennemi et l'entrave à ses mouvements ou concentrations, soit en profondeur, soit en soutien immédiat des forces alliées sur les points de contact. Les frappes aériennes, leur menace même, réduisent ainsi l'écart d'efficacité entre les combattants. Le DoD attribue à ce facteur les victoires défensives obtenues, comme à Kobané, où les bombardiers B1B ont réalisé 600 frappes, et le gain de terrain sur l'ennemi, estimé à 25%, voire 30%, ce qui est à la fois sans doute exagéré et, pour l'instant, peu décisif.

Outre que l'État islamique ne s'accroche aux terrains jugés secondaires, la progression dans les provinces de Diyala et de Salah al-Din est bien plus le fait de milices chiites aidées par l'Iran que par l'armée régulière irakienne soutenue par les États-Unis. Le cœur géographique de l'EI n'est pas touché et il a, par ailleurs, obtenu deux victoires importantes, à Palmyre et, surtout, à Ramadi... trois jours après que le général Killea, chef d'état-major d'Inherent Resolve, ait annoncé que l'ennemi était partout sur la défensive. En réalité, l'EI avait déjà atteint dès l'été 2014, en particulier en Irak, les limites théoriques de son expansion. Il lui était inconcevable, par exemple, de s'emparer de Bagdad, dont la population seule (à majorité chiite) dépasse celle de tous les territoires qu'il contrôle, ou même d'Erbil. La campagne aérienne a évidemment aidé, mais il n'est pas évident que sans elle, les djihadistes soient allés beaucoup plus loin.

Le bilan pour une puissance qui représente 37% des dépenses miliaires mondiales, face à une organisation armée de quelques dizaines de milliers de combattants avec de l'équipement léger, est donc quand même assez mitigé au bout d'un an. Il est mitigé et coûteux. Frapper un objectif coûte 300 000 dollars et tuer un seul combattant ennemi coûte 175 000 dollars.

D'un point de vue opérationnel, cette opération indirecte serait en fait d'un rapport coût-efficacité bien plus efficace si elle intégrait des moyens d'appui au plus près des forces locales, hélicoptères d'attaque en particulier. Dans un contexte proche, cette introduction de machines à détruire massivement des objectifs de faible valeur avait largement contribué à faire basculer la situation à l'été 2011 en Libye, par son efficacité propre mais aussi par la possibilité d'utiliser les frappes aériennes, plus coûteuses et plus rares, sur des cibles de plus haute valeur. Il faudrait également, selon les mêmes principes, se doter d'une force de raids humains en profondeur qui permettrait de démultiplier l'action des forces spéciales, réservée aux missions les plus importantes. C'est sensiblement ce que fait la France au Sahel, à une échelle qui serait toutefois très insuffisante contre l'État islamique. Ce modèle de forces impliquerait de prendre un peu plus de risques aux soldats, ce qui reste encore inconcevable pour les États-Unis (qui tolèrent pourtant 65 meurtres par jour sur son sol). Comme souvent, il faudra sans doute que la situation persiste dans l'impasse pour, après avoir constaté le temps perdu et les souffrances locales, envisager de s'impliquer plus avant.

Il serait possible également de former une armée locale entièrement sous contrôle. Les Américains l'ont déjà fait en 2007, recrutant 120 000 «fils de l'Irak», pour environ 10% du prix de la campagne aérienne d'Inherent Resolve. Comme beaucoup de ces miliciens étaient d'anciens membres des organisations rebelles, chacune fois que l'un d'eux était recruté, c'était un ennemi qui disparaissait et un allié qui apparaissait le tout pour 330 dollars par mois (à comparer aux 175 000 dollars nécessaires pour le tuer depuis le ciel). Les «fils de l'Irak» ont largement contribué au retournement spectaculaire de la situation et la victoire, certes incomplète, sur ce qui s'appelait alors l'État islamique en Irak. Ce mouvement n'a été toutefois rendu possible que par des conditions politiques favorables, la détestation de l'EI par de nombreux sunnites et la présence américaine qui a permis de faire fi des réticences du gouvernement de Bagdad. La victoire obtenue et le départ américain acquis, celui-ci s'était alors empressé de dissoudre une force aussi efficace et il ne veut pas aujourd'hui attendre parler de son retour, préférant faire confiance à l'équivalent formé par l'Iran.

Qu'en-est-il de la France dans cette guerre? L'opération Chammal représente 2% du nombre de sorties américaines et nos instructeurs un peu moins de 8% du contingent des instructeurs américains. Autrement dit, l'action française est marginale dans une opération globale dont les effets sont plutôt flous. Comme en Afghanistan et malgré les déclarations fortes, les forces tricolores sont trop faibles pour peser sur les orientations stratégiques. Comment peser d'ailleurs lorsque le coût d'une participation significative à une coalition menée par les Américains et selon leurs modes d'action est inaccessible à n'importe quelle autre nation. Inherent Resolve, c'est à peu près trois fois ce que la France dépense en moyenne chaque année pour toutes ses opérations. Elle ne représente pourtant que 6% du budget américain des opérations extérieures (58,6 milliards de dollars, soit 0,32% du PIB contre 0,05% pour le budget français). Quand on veut avoir un poids stratégique, il faut au moins le vouloir. À défaut, on se condamne à ne pouvoir livrer des guerres importantes que lorsque les États-Unis le veulent bien et à leur manière, dont on a vu qu'elle n'était pas très efficace hors des cas, de plus en plus rares, de guerre interétatique.

Avec son engagement, la France a fait de l'État islamique un ennemi (il l'aurait sans doute été à un moment donné), sans avoir beaucoup d'effet sur lui, alors que lui-même a réussi à susciter des attentats en son nom et fixer 7500 soldats sur le sol français. En échange, la France peut se féliciter d'être le bon élève de la coalition en étant le deuxième contributeur et de pouvoir montrer le porte-avions Charles de Gaulle et des Rafale, on peut espérer aussi recevoir en retour quelque aide matérielle américaine au Sahel pour combler nos lacunes croissantes. Tout cela est très bien, mais manque quand même un peu d'ampleur.

Peut-être que la résolution de tous à combattre l'État islamique n'était finalement pas si absolue que ça.

Ce billet a également été publié sur le site de l'auteur: La Voie de l'épée.

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