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Élection d'Al-Sissi en Égypte: l'Occident à la croisée des chemins

Les Américains et le monde occidental seraient bien avisés de mettre une sourdine à leurs discours moralisateurs pour refaire de la "realpolitik". Sans quoi ils se trouveront impuissants à renouer le dialogue avec une Égypte
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C'est sans surprise que le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi a remporté les élections présidentielles de l'ère post-frériste en Égypte, avec des suffrages (96%) à faire pâlir notre président actuel, dont la côte de popularité est au plus bas. "Plébiscite", "score dictatorial", comme nos médias, non sans sarcasme, se sont amusés à qualifier le résultat du suffrage électoral, il est vrai nuancé par une forte abstention.

Le plus difficile pour Al-Sissi, dont la victoire était programmée, et qui s'est ainsi dispensé de faire campagne comme d'élaborer un programme clair pour sa présidence, fut de se trouver un challenger. Un mois avant le scrutin, les signatures nécessaires à la candidature de son opposant, Hamdine Sabahi, n'étaient toujours pas acquises. Le gouvernement de transition a dû mettre la main à la pâte, la semaine précédant la clôture des candidatures, pour les obtenir dans l'urgence, parfois de manière autoritaire. Sans quoi l'ancien militaire se serait retrouvé le seul candidat au poste suprême. Car, quoiqu'on en pense, et qu'on le veuille ou non, l'ancien chef des armées, naguère - doit-on le rappeler ? - nommé à ce poste par le président Morsi, jouit d'une très réelle popularité. Et cette popularité, à en croire les commentaires médiatiques qui accompagnent notre perception de ce que les Égyptiens qualifient de "Nouvelle Égypte", même si le nouveau président égyptien est certainement difficile à cerner, demeure pour nous, à l'évidence, bien mystérieuse.

En rappelant incessamment que son prédécesseur, Mohammed Morsi, était "le seul président égyptien issu de la société civile démocratiquement élu", les médias français, et avec eux le monde occidental, démontrent qu'ils n'ont rien compris à la nature du pouvoir précédent (sans pour autant soutenir ni préjuger de ce que donnera la gouvernance d'Al-Sissi), ni à ce qui s'est produit l'été dernier, toujours qualifié par eux de "coup d'État militaire". Plus inquiétant, ils n'ont pas plus compris ou feignent de ne pas comprendre ce qu'est une démocratie. La démocratie est un processus long. La France a mis plus d'un siècle à pérenniser la sienne. Comment aurait-elle pu s'imposer du jour au lendemain en Égypte, qui plus est sous un gouvernement dirigé par les Frères musulmans ?

Une démocratie ne s'invente pas par décret, ni sous la pression révolutionnaire, ni même par un vote populaire. Je ne sais plus qui a dit que commencer le processus démocratique par une élection, c'était comme commencer la construction d'une maison par le toit. La démocratie est avant tout affaire de mentalités. Pour le pouvoir élu, il s'agit d'accepter la présence d'une opposition, de se soumettre à la critique et au débat public, de respecter les contre-pouvoirs, la liberté de la presse, l'autonomie de la justice, de faire suffisamment confiance à la population pour la laisser librement s'organiser en associations, en groupes de défense des intérêts citoyens, etc. Or, comment établir une démocratie dans un pays qui compte plus d'un quart de la population ne sachant ni lire ni écrire ; une population dont on peut facilement acheter ou clientéliser les votes ? Par ailleurs, si l'on pouvait raisonnablement présumer que le logiciel des Frères musulmans (la dernière idéologie totalitaire, la matrice de l'islam politique à l'origine de tous les groupes du jihadisme islamiste) n'était pas tout à fait en accord avec cette mentalité démocratique, un an de présidence Morsi l'aura clairement démontré.

Tout d'abord, le président Morsi n'a jamais gouverné. À peine élu, le pouvoir lui a été confisqué par le Bureau de la guidance, le politburo des Frères musulmans constitué d'une quinzaine de membres. Morsi n'était qu'un trompe-l'œil, un homme lige entièrement sous la coupe du milliardaire Khaïrat Al-Shater, l'ancien homme fort de la Confrérie, qui se rendait chaque après-midi au Palais présidentiel dicter sa politique au "président démocratiquement élu". Rappelons que Khaïrat al-Shater, mortifié que sa candidature à la présidence fût invalidée en 2012 - les candidats à la fonction suprême devant se prévaloir d'un casier judiciaire vierge ; ce qui n'était pas son cas -, s'il dût céder la place à Morsi, n'a jamais renoncé à exercer le pouvoir. Quant au "projet de la Renaissance", censé redresser le pays par des mesures économiques échelonnées sur plusieurs années, avec pour finalité le développement et la prospérité, a été enterré immédiatement après l'élection de Mohamed Morsi.

De même, les Frères musulmans avaient promis de ne briguer que 30% des sièges au parlement ; ils ont finalement concouru pour la totalité des postes. Ils avaient promis une vraie représentation des Coptes au Parlement, et à des postes à responsabilité dans les administrations de l'État et les ministères, à commencer par celui de Vice-président. Une promesse demeurée lettre morte, comme le sera celle faite aux femmes d'une meilleure représentation politique. Ce qu'ont fait les Frères musulmans, en revanche, c'est la révocation de toutes les personnes occupant des postes clefs pour les remplacer par leurs ouailles. Sous les protestations du corps de la magistrature, ils ont révoqué le procureur général qu'ils ont remplacé par un Frère musulman, mettant ainsi fin à la séparation des pouvoirs. Ils avaient pourtant déclaré que le pouvoir judiciaire serait seul en charge, par le vote, d'une telle nomination. Une fois nommé par eux, le nouveau procureur général s'est empressé d'assigner les représentants des partis d'opposition et les journalistes, d'arrêter les activistes qui leur étaient hostiles, et de procéder à des arrestations arbitraires. L' "insulte au chef" de l'État ou les "insultes à la religion" ont permis de remplir les tribunaux et les prisons, alors même que régnait l'insécurité dans les rues.

De même, les Frères musulmans ont remplacé les rédacteurs en chef des principaux médias par leurs hommes, exigeant la présence d'un de leurs représentants. Idem dans l'armée, dans la police, dans la magistrature. Le mois précédent la chute des Frères, Morsi a même chargé la police de procéder aux arrestations d'une dizaine de journalistes taxés d'"antifrérisme". Signe de l'érosion de l'autorité des Frères au pouvoir, la police avait alors pris seule l'initiative de désobéir au pouvoir politique et de ne pas procéder à ces arrestations.

Après la chute des Frères musulmans, les révélations sur les coulisses de leur présidence ont laissé la plupart des Égyptiens pantois. Entre autres, les collusions souterraines avec le groupe jihadiste actif dans le Sinaï subventionné par Al-Shater en personne, ou les délirants plans de déplacement de populations échafaudés en partenariat avec le Hamas, afin de créer les conditions de la reconstitution du Califat régional, l'objectif - le seul - des Frères musulmans au pouvoir. Car, pour le reste, l'échec est sans appel: une inflation flirtant avec les 10%, un taux de chômage de près de 15%, une augmentation du coût de la vie de 20%, des rentrées touristiques réduites à néant. Sans parler du forcing législatif mené par la Confrérie pour islamiser le pays, qui a exaspéré une bonne partie de la population, notamment la minorité copte, les femmes - harcelées, stipendiées, brimées, devenues les proies de viols collectifs comme le pays n'en avait jamais connus auparavant - , et le camp laïc qui semblait pourtant avoir disparu du paysage politique.

Puis il y eut, doit-on le rappeler, le vote au forceps d'une constitution entièrement rédigée par les Frères et qui n'avait plus rien de démocratique, ou l'attribution par Morsi des pleins pouvoirs, véritable marchepied vers la dictature. C'en était trop pour une écrasante majorité d'Égyptiens, s'ils demeurent très religieux, a priori favorables aux Frères musulmans, sont aussi des patriotes. Pour la plupart, ils n'avaient que faire du projet de Califat islamique et de l'idéologie panislamique qui le soutient. Si la majorité des Égyptiens ne sont pas opposés à une symbiose du religieux et de l'État, ils voulaient avant tout que le pays fonctionnât correctement et qu'il recouvre sa dimension de puissance régionale. Ainsi, quand les affrontements de rues devenaient hors de contrôle à la fin du mois de juin dernier, que les morts se comptaient chaque jour par dizaines, n'ont-ils pas hésité à faire appel à l'armée, la seule administration encore debout, la seule force demeurée autonome et qui se considère elle-même comme le garant de la nation. En embuscade, attendant son heure, elle aura profité de l'atmosphère insurrectionnelle, d'un pays au bord de la guerre civile, pour reprendre le contrôle et redistribuer les cartes. Mais il est faux d'affirmer qu'elle était seulement motivée par le cynisme et l'opportunisme. Consciente de son rôle historique, central dans l'histoire moderne du pays, elle aura jugé qu'il était de son devoir d'intervenir, car elle seule pouvait rétablir l'ordre.

Aujourd'hui, Al-Sissi est au pouvoir et les Frères musulmans l'objet d'une impitoyable répression. Si l'on est en droit de protester contre les arrestations arbitraires, les procès expéditifs, les condamnations à mort, les brutalités dont sont victimes les journalistes d'Al-Jazeera accusés de "complicité" avec le "terrorisme" des Frères musulmans, il faut aussi rappeler que pas un jour ne passe sans qu'explose une bombe à Ghizé, ou que les échauffourées aux abords des universités ne provoquent son lot de victimes quotidiennes. Ces attaques, menées par les Frères musulmans et leurs partisans les plus radicaux, maintiennent le pays dans un climat d'insécurité permanente et de guerre civile de basse intensité. Dans ce contexte, les Américains et le monde occidental seraient bien avisés de mettre une sourdine à leurs discours moralisateurs pour refaire de la "realpolitik". Sans quoi ils se trouveront impuissants à renouer le dialogue avec une Égypte qui, échaudée par le soutien sans faille apporté par les États-Unis et leurs alliés aux Frères musulmans, pourraient bien revoir en profondeur leurs partenariats stratégiques en se tournant vers la Russie et l'Arabie Saoudite, considérés plus fiables.

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