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Une visite à Soulages: de l'outrenoir à l'outremémoire

Rencontrer Soulages en son atelier est une chance, un privilège. Il incarne aujourd'hui, presque seul, tout l'art du XXe siècle et demeure en France l'un des rares qui a son propre musée.
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En décembre dernier, en son musée de Rodez, inauguré en mai 2014 en présence du président de la République, je rencontrais pour la première fois le grand peintre Pierre Soulages, grand par l'œuvre, grand par la taille, grand par l'âge, avec ses 95 ans qu'il porte de façon imposante, mais dans une vraie simplicité. Il a connu de près ou de loin, ses contemporains majeurs, en peinture d'abord.

Né à Rodez le 24 décembre 1919, il débarque à Paris en 1946 avec sa valise et ses pinceaux. « Comme un immigré de l'intérieur » me dira-t-il dans son atelier parisien, où il me reçoit le lundi 9 février 2015. Il incarne aujourd'hui, presque seul, tout l'art du XXe siècle et demeure en France l'un des rares qui a son propre musée, lequel a reçu dès sa construction l'appellation « Musée de France » (en 2004). Rencontrer Soulages en son atelier est une chance, un privilège. Notre discussion passionnée autour de l'art, de sa création, de ses vitraux de Conques, de ses projets avortés, mais aussi des tragédies toutes récentes et quotidiennes qui se passent dans le monde, jusqu'à la remontée de l'antisémitisme et la question de la transcendance, fut de celles qui élèvent dans la simplicité du dialogue, de l'échange.

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Peinture 324x362 cm, 1986 (Polyptyque I), donation Pierre et Colette Soulages, Musée Soulages, Rodez.

Je voulais que Soulages me parle de sa rencontre avec Malraux, lorsque, encore ministre d'État chargé des Affaires culturelles, il lui demanda de lui faire visiter sa rétrospective, que lui avait consacrée le Musée national d'art moderne, alors près du Trocadéro, un mardi, jour de fermeture du musée. Malraux demandant aux agents de surveillance, un peu éberlués, de décrocher certaines toiles pour les placer face à telle autre, car il cherchait toujours la confrontation, le dialogue avec les œuvres. Soulages, 50 ans plus tard, l'évoque avec la même présence, le même respect pour le poète et l'extraordinaire penseur sur l'art que fut Malraux. On regrette, je regrette, l'absence d'un texte de Malraux sur Soulages qui eût été décapant, intuitif « en dyable », nous faisant découvrir ce que lui seul avait pu y voir.

Soulages a développé au plus haut degré le rapport à la lumière du noir. Il connut un jour une véritable illumination ou révélation picturale, qu'il me raconta après bien d'autres, comme s'il la racontait pour la première fois, car c'est un conteur-né ce Ruthénois de souche, à la stature d'un montagnard. Cette rupture dans son art donna naissance à un style nouveau, que l'on peut qualifier de « Noir majeur » comme s'il s'agissait d'une composition musicale. Passer de l'abstraction à l'outrenoir est l'effet d'une expérimentation sur la matière picturale, alors qu'il travaillait un soir de 1979 dans ce même atelier parisien où je me trouve avec lui ce 9 février.

Écoutons-le. « L'outrenoir provient d'un développement. Je peignais une nuit et je continuais à travailler malgré mon désespoir de ne pas trouver ce que je cherchais. Quelque chose de plus fort en moi que l'intention que j'avais. Je suis allé dormir. Après une ou deux heures, je me suis levé et je suis retourné voir ce que j'avais fait. Alors je me suis aperçu que la matière que j'utilisais, ce n'était plus du noir. Ce n'était pas le noir. La matière que j'utilisais, c'était la lumière. La lumière, elle réfléchit le noir. Ma peinture, ce n'est pas ce qu'on croit voir: c'est la lumière. Si on voit ça noir, c'est qu'on a le ventre à la tête. Si on regarde avec les yeux, on s'aperçoit que ce n'est pas noir. »

Il l'a évoqué à tant d'autres depuis 35 ans, cette rupture phénoménale dans son art, qu'il faudrait tout recouper pour comprendre l'ampleur de cette révélation picturale qu'il a connue. Au début de cette conversation, j'espérais bien que Soulages me parlerait de son rapport à la présence et à l'absence à propos de cet outrenoir de tous les songes. Son premier réflexe fut d'écarter la question, mais 20 minutes plus tard, c'est avec bonheur que je l'entends prononcer ces paroles: « quand ce phénomène-là se produisit, quand j'ai vu ce qu'il produisait en moi, j'ai vu que j'entrais dans un domaine qui n'avait pas été exploré avant moi, qui est celui de l'émotion que procure une lumière venant de la couleur, qui est la plus grande absence de lumière, et cette chose-là m'est apparue tellement criante, atroce, forte et se trouvant dans un domaine qui est celui de l'art, non celui de la physique, ça atteignait un champ mental qui n'était pas celui du noir, mais tout autre. »

Oui, cette apparition d'un phénomène chimique inattendu dans le champ de l'expérimentation picturale ne venait d'aucune source apparentée « à ce que j'avais fait jusqu'à ce moment-là. C'était propre à la voie, au chemin que j'étais en train de défricher. J'ai pensé alors à une parole espagnole de Jean de la Croix ou Machado: il n'y a pas de chemin, mais chacun fait son chemin. »

Ainsi, mon chemin qui m'a conduit à Soulages, après ceux avec Malraux, Chagall, Senghor, voici 40 ans, nous a fait passer de son chef-d'œuvre de Conques, ses 104 baies pour l'abbaye Sainte-Foy, l'une des créations les plus pures jamais réalisées depuis un siècle pour le vitrail, au projet si malheureusement avorté pour une synagogue d'Aix-la-Chapelle, détruite par les nazis puis reconstruite, dont il aurait dû faire les vitraux.

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Vitrail de Pierre Soulages pour l'abbatiale de Conques. © DR

Je ne voulais pas quitter Soulages sans qu'il me dise comment il avait vécu la tragédie de Charlie Hebdo, car il est d'abord peintre. « L'horreur. C'est l'horreur, mais pendant cette horreur-là, il y en a une autre que l'on oubliait. Pendant que l'on tuait 17 personnes à Paris, on tuait 300, 400 Africains, Syriens, le même jour, pour les mêmes raisons. Il fallait faire ce que l'on a fait. C'est magnifique que les Français se soient retrouvés dans une manifestation. Mais il ne faut pas oublier que le même jour, des centaines d'autres tombaient. » Puis, revenant sur Charlie Hebdo, Soulages affine sa pensée en abordant la question de l'antisémitisme: « c'est une atteinte à la liberté d'expression. Bien sûr, pour moi c'est l'horreur, mais la vie humaine a la même valeur à Paris qu'en Afrique ou en Syrie. Pour nous qui avons vécu l'Holocauste, c'est encore plus brûlant. »

Puis, on en vient à parler de l'anniversaire de la libération des camps, et il évoque un poème lu la veille de la poétesse Sylviane Dupuis, Poème de la méthode (éditions Empreintes, Genève) et en particulier sa tabula rasa. Je sens Soulages bouleversé, remué au plus profond par ces poèmes sur les camps nazis. Enfin, il m'interroge s'interrogeant lui-même à voix haute: « vous mettez le doigt sur quelque chose qui me tracasse aussi, parce que je sens une remontée de l'antisémitisme ici aussi. Inexplicablement. Je voudrais savoir pourquoi. Quelles sont les explications que vous trouvez? » m'interroge-t-il.

Vers la fin de notre rencontre, il me parle de son amitié pour Pierre Nora, qu'il connaît depuis 50 ans, et pour Pierre Daix, dont il prononça l'éloge funèbre au musée Picasso il y a peu. « Savez-vous que dans son dictionnaire Picasso, Pierre Daix dit qu'il n'y a que deux peintres abstraits que Picasso appréciait: Hartung et Soulages? »

M. de Saint-Cheron est philosophe des religions, dernière publication, Du juste au saint. Ricoeur, Levinas, Rosenzweig (DDB, 2013).

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