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Aristote, philosophe de la déconstruction?

Relire Aristote (384 env. - 322) dans cette édition de la Pléiade sous la direction de Richard Bodéüs procure une joie qui ne se boude pas. Aristote, l'un de nos immortels dans l'ordre de la pensée, de l'intelligence, du savoir, de la pédagogie universelle !
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Relire Aristote (384 env. - 322) dans cette édition de la Pléiade sous la direction de Richard Bodéüs procure une joie qui ne se boude pas. Aristote, l'un de nos immortels dans l'ordre de la pensée, de l'intelligence, du savoir, de la pédagogie universelle! Un génie qui a écrit dans son Éthique à Eudème "de toute évidence, nous eût-on laissé le choix au départ, notre préférence eût été de ne pas naître" (p.267). Aristote se manifeste ici - à travers la suprématie de sa pensée paradoxale - dans ses sept ouvrages choisis pour ce premier tome, qui s'ouvre avec Éthique à Nicomaque pour se clore sur Métaphysique, dont on sait que le titre n'est pas de lui, pas plus que sa composition. La souveraineté de son intelligence comme de sa problématisation du monde ne sont pas moins puissants que ses contradictions, ses paradoxes. Il a pensé avant nous, pour nous et ceux qui nous suivront. Il a pensé pour l'humanité dans son universalité. Il a pensé non seulement la pensée mais aussi Le penser, l'action du cogito.

Dans Éthique à Nicomaque, peu savent pour l'avoir oublié ou jamais lu, que le Stagirite (surnom fameux du philosophe, lié à la ville de Thrace où il naquit) écrit: "la justice, seule des vertus dans ce cas, passe pour être un bien qui ne nous regarde pas: c'est parce qu'elle regarde autrui" {V,3, 1130 a, p.104 de l'édition]. On remarquera que la pagination ressemble à celle du Talmud, où l'on ajoute après le numéro a ou b, car une page a deux faces. Dans sa démonstration, Aristote en arrive à aborder la position de celui qui exécute ce qui est juste (le bien) par peur et de celui qui "victime de contrainte et contre son gré" accomplit une injustice. Ni à l'un ni à l'autre, l'acte juste ou injuste ne peut être imputé, car sous la contrainte, les actes commis perdent leur qualité ou leur caractère néfaste.

L'histoire du siècle dernier en particulier (mais pas seulement lui) nous a appris que certains êtres pourtant faisaient fi de la contrainte, de la peur, de la menace de mort, quand il s'agit de faire valoir la justice et la compassion au-dessus de la mort. Aristote y a pensé aussi lorsqu'il puisait dans Antigone de son illustre prédécesseur Sophocle (496-406) une sagesse plus haute que la justice humaine ou la loi écrite (cf. Rhétorique, I, 15 1374b, p.759).

On relira avec intérêt les pages sur le bonheur dans Éthique à Eudème autant que l'opus Rhétorique traduit par André Motte. Aristote y développe parmi tant d'autres questions, toutes plus actuelles les unes que les autres, celle du plaisir sous ses différents états. Sa condamnation de la contrainte autant que de la torture (p.763) n'ont rien appris aux Romains ni aux prélats de l'Inquisition, sans doute nourris de ses textes.

Par ses analyses de haute portée, Richard Bodéüs refuse de trancher sur l'évolution des thèses et doctrines aristotéliciennes. Entre sa jeunesse platonicienne et sa vieillesse ou sa maturité devrions-nous plutôt dire, il y a des écarts importants sur des questions tout à fait décisives de la philosophie. Le préfacier-éditeur du volume écrit avec discernement: "Certains interprètes entretiennent encore le doute sur cette question cruciale entre toutes. Aristote, par exemple, n'a-t-il pas écarté d'abord, avant de l'envisager sérieusement, la possibilité d'une science universelle? N'a-t-il pas, chemin faisant, retouché ses vues originales sur la substance première, c'est-à-dire ce qui est le plus fondamentalement être? Les interrogations de ce genre sont délicates et de grande portée. On peut toujours se dire qu'en lisant soigneusement les textes les chances de trouver Aristote en profond désaccord avec lui-même, signe d'un changement de perspective, sont moindres que celles de trouver ses interprètes en défaut de saisir sa pensée au-delà des apparences."

Pourtant, l'idée d'un Aristote en quête de réponses valables tout au long de sa vie sur les questions premières ou dernières, avançant dans ses recherches au risque de se dédire, n'atteste-t-elle pas aussi toute la profondeur, toute la force de la pensée du philosophe qui se refuse à trancher une fois pour toutes? Cette évolution d'une pensée en travail, n'est-elle pas plus humaine, plus féconde si l'on ose dire, que celle de philosophe, voire de théologien qui ont une fois pour toutes construit un système. Non il n'y a pas de système aristotélicien et c'est en même temps toute sa grandeur que de tâtonner à la recherche de la vérité ou plus exactement des différentes vérités. Tout est problématique chez Aristote, jusqu'à ses titres et pire encore, jusqu'à la composition de certains de ses livres qui ont fait sa renommée universelle, si l'on pense à sa Métaphysique.

On doit à Andronicos le catalogue définitif des œuvres du maître, qui ont aussi transité par le monde arabe.

On peut être saisi par le fait que Métaphysique s'ouvre sur cette assertion: "Tous les hommes par nature désirent savoir." Cette entrée en matière lui permet de passer de la question de la vision à celle de l'expérience, pour parvenir à celle de la science et de la médecine. Avançant dans sa spéculation, Aristote touche vite aux questions premières, explorant ce qu'il nomme les quatre causes: en premier, l'essence et l'être, en deuxième la matière et le sujet, la troisième étant "ce d'où vient le commencement du mouvement", la quatrième étant la cause opposée, "à savoir le but et le bien (car ils sont la fin de toute venue à l'être et de tout mouvement)". Tout reste à démontrer, à analyser et il le fait, poussé par une logique doublée d'une intuition qui valent jusqu'à nous."

On parle beaucoup de déconstruction depuis Derrida. N'y a-t-il pas ici une sorte de déconstruction originelle sous les espèces d'une construction éclatée? D'une déconstruction fondatrice de la philosophie?

Dans sa Politique [I, 2, p.378, trad. de Marie-Paule Loicq-Berger], il écrit:

"L'injustice armée est la plus redoutable ; or la nature a mis en l'homme des armes au service de la sagesse et de la vertu, lesquelles cependant, sont tout à fait susceptibles d'être employées à des fins opposées. C'est pourquoi l'homme sans vertu est l'animal le plus impie et le plus sauvage qui soit, et même, par sa façon d'user des plaisirs de l'amour et de ceux de la chère, le pire des animaux, tandis que la vertu de justice est affaire de la cité".

Relire, dans notre monde de sauvagerie, une page d'Aristote est une chance qui doit fortifier notre combat pour les droits de l'autre homme, comme disait Levinas!

aristote

M. de Saint-Cheron est philosophe des religions, dernière publication, Du juste au saint. Ricoeur, Levinas, Rosenzweig (DDB, 2013).

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