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Je voulais ressembler aux Barbies, c'est elles qui se sont mises à me ressembler

Aucune femme ne ressemble à la Barbie d'origine, qui véhicule une idéologie américaine naïve, hollywoodienne, où la beauté et lesont le creuset et l'apogée de la féminité.
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La poupée Barbie n'est plus ce qu'elle était : jadis fantasme américain d'une perfection un peu vulgaire, blonde taille fine et gros seins, la poupée Barbie se décline aujourd'hui dans le champ du réel : noire, brune, asiatique, taille 34 à 46, elle épouse la diversité naturelle, elle participe de la reconnaissance des minorités, non seulement ethnique, mais aussi physique, elle est miroir. Du fantasme au miroir, elle manifeste l'évolution même de notre société et de la notion de représentativité.

Certes, aucune femme ne ressemble à la Barbie d'origine, qui véhicule une idéologie américaine naïve, hollywoodienne, où la beauté et le sex appeal sont le creuset et l'apogée de la féminité. Canon excluant puisque canon, complexant puisqu'idéal, mais jouissif puisque suscitant, par l'écart avec le réel, l'imaginaire. Le fantasme comme support de l'imagination, voilà à quoi servait la poupée. Et l'on peut trouver cet imaginaire faible, pauvre, aliéné à un objet de consommation, du moins avait-il un espace.

Société "métissée" et minorités "visibles"

"Time" magazine du 6 février.

Pour autant, dans une société métissée, la blondeur et la blancheur de l'objet du désir véhiculaient une normativité discriminante. Associer le fantasme à une couleur est le fait par excellence d'une domination qui ne dit pas son nom, et qui contraint le fantasme lui-même à prendre la forme de celui du dominant. De ce point de vue, que les Barbies deviennent noires était une nécessité. Noires, mais pas pour autant grosses ! Car si elles sont noires, c'est aussi pour faire fantasmer les petites blanches : pourquoi dès lors qu'elles changent de couleur, doivent-elles en plus ressembler à la "majorité" et prendre un tour de taille ? Le fantasme ne peut-il être que blanc ? Et faire la part belle à la diversité, est-ce nécessairement renoncer au fantasme ? Soit la Barbie est idéale - et blanche ! Soit elle est un miroir, et de toutes les couleurs, mais aussi de toutes les tailles. On s'ouvre au réel, en oubliant d'élargir ce que Bourdieu appelait le capital symbolique.

Que les minorités deviennent "visibles", ne participe pas tant d'un progrès de représentativité que de transformation du capital symbolique : on normalise l'indifférenciation de la couleur et de l'origine sociale relativement à telle ou telle fonction. La possibilité d'accès à n'importe quel statut, du comédien au président de la République, ouvre non seulement l'imaginaire, mais encore le fantasme : on y revient. Ouvrir la porte de l'imagination, c'est déjà travailler à l'égalité. Mais si un noir peut accéder à la fonction suprême aux États-Unis, il représente bien la totalité de la population, et pas seulement celle des Noirs américains. Il ne représente pas seulement ceux qui lui ressemblent ; mais il élargit incontestablement leur capital symbolique.

Il y aurait donc une confusion entre la question de la représentativité, et celle de la ressemblance.

Les Fashionistas.

Et de fait, on a pensé, on a supposé, on a décidé que les petites filles seraient malheureuses de ne point pouvoir ressembler à leur objet de fantasme - accréditant là une évidence : on ne ressemble pas au fantasme, s'il accède au réel, il n'est plus fantasme. Sans doute a-t-on alors dépassé la tautologie pour protéger toutes ces petites filles décidément malheureuses d'être douées de vie et donc d'imperfection, afin de briser le fantasme au profit de la ressemblance : les Barbies seront comme vous et moi, imitant la nature. Ainsi la question de la représentation sera-t-elle résolue (en l'occurrence évacuée). Si elles "ressemblent", elles "représentent". Personne ne sera discriminé, il n'y aura plus que du même.

Crise de la représentation

On est passé d'une idéologie du fantasme lié au cliché - et tout cliché véhicule une idéologie, puisqu'il est un précipité de valeurs ambiantes - à une idéologie du même, entérinant par là la diversité censée être représentée, et validée dans son hétérogénéité hermétique : si les noires ne peuvent jouer qu'avec des Barbies noires, les grosses qu'avec des Barbies grosses, les brunes qu'avec des Barbies brunes, et les apprentis mannequins qu'avec les Barbies de la vieille génération, on peut s'inquiéter pour l'avenir de la mixité. La représentation dévoyée de/par notre époque choisit la mimesis, et non l'écart, seul celui qui me ressemble peut me représenter.

C'est donc que la question de la représentation est en crise, au profit de la duplication. Elle avait déjà été interrogée en son sens littéral à travers la photographie, censée "ressembler" et "représenter" tout à la fois l'original, mots dont le langage courant use par facilité. Mais

... une photo ressemble à n'importe qui, sauf à celui qu'elle représente. Car la ressemblance renvoie à l'identité du sujet, chose dérisoire, purement civile, pénale même ; elle le donne "en tant que lui-même", alors que je veux un sujet "tel qu'en lui-même". La ressemblance me laisse insatisfait, et comme sceptique (c'est bien cette déception triste que j'éprouve devant les photos courantes de ma mère - alors que la seule photo qui m'ait donné l'éblouissement de sa vérité, c'est précisément une photo perdue, lointaine, qui ne lui ressemble pas, celle d'une enfant que je n'ai pas connue).

Se ressembler, se reconnaître

Ressembler à soi-même, c'est la marque d'une identité triste, et déjà l'esprit de sérieux qui pétrifie le masque : ce n'est plus être l'ombre de soi-même, mais être l'image de soi-même, et sans doute vaut-il mieux préférer le masque au double, il est moins inquiétant. Car ressembler à soi-même, c'est prétendre avoir une identité fixe, et devenir pour soi-même un dogme. Alors, ressembler à soi-même ou ressembler à un autre, cela ne fait pas le jeu de la représentation.

Car la représentation est justement un jeu, ce jeu qui offre la distance à l'intérieur de laquelle s'élaborent la pensée, le doute, la réflexion, le dialogue. Il en va de la politique comme de l'art, la représentation n'est pas une duplication, mais le fait de rendre présent une absence : il y a plusieurs manières de re-présenter, mais quelles qu'elles soient, pour re-présenter, il faut déjà présenter, et en se présentant faire sens, faire signe vers de l'ailleurs, porter en soi, sur soi, et pour les autres, un signifié qui nous dépasse.

Confondre ressembler et représenter, c'est croire que le signifiant et le signifié s'équivalent, c'est renoncer à toute sémiotique, à tout système de sens, à l'idée même de la signification au-delà du signe. Mais une société de communication et d'apparence privilégie le signifiant sur le signifié. Aussi n'est-il pas si étonnant que la représentation se soit réduite à du semblable et que la politique vive une crise sans précédent.

Étrange expérience que de ne pas se reconnaître sur une photographie, ou de ne pas retrouver les êtres aimés et connus, alors que manifestement, ce sont eux qui posent sur la photo. Étrange expérience que de ne plus se sentir représenté, soit par phénomène d'éloignement, soit par phénomène de trop grande ressemblance.

Symbolique vs réel

Pourquoi ne puis-je jouer avec une Barbie asiatique, et pourquoi un vieux noir ne me représenterait-il pas mieux à l'assemblée qu'une femme de quarante ans, mère de famille, et atteinte du syndrome d'activisme ? Pourquoi n'aurais-je pas envie d'être précisément représentée par celui qui ne me ressemble pas, et qui de ce fait m'attire, me fait rêver, me fait me déplacer - juste me déplacer de moi-même ?

S'il faut des députés de toutes les origines, ce n'est pas en tant qu'ils ressembleraient à la société, mais en tant qu'ils la représenteraient. Représenter la diversité n'équivaut pas à représenter sa propre communauté : on peut être d'origine arabe et représenter le fait que notre société est riche de différentes intégrations à travers son histoire, ceci n'est en rien équivalent au fait de représenter la population d'origine arabe. Ce glissement de sens est pourtant en train de mettre en échec le débat lui-même sur l'intégration.

Cette question du symbolique contre le réel s'exporte dans tous les champs de la vie politique, au détriment du symbolique : le réel l'a emporté, et lorsqu'on sait que le réel a toujours été l'alibi des idéologies les plus invisibles, on peut craindre pour l'avenir de la démocratie.

Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Université de Paris 8 Vincennes Saint-Denis

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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