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Première version intégrale du Coran en hébreu biblique: traduction fidèle ou judaïsation forcée?

En 1857, un Juif morave de culture allemande publia une traduction intégrale du Coran en hébreu biblique. Il s'appelait Hermann Reckendorf.
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En 1857, un Juif morave de culture allemande publia une traduction intégrale du Coran en hébreu biblique. Il s'appelait Hermann Reckendorf (1825-1875) et avait été professeur de langues sémitiques à l'université de Heidelberg. Il signait aussi ses œuvres de son nom hébreu Tswi Hayyim Zéév ben Salomon. Preuve que cette passion pour les langues et les cultures sémitiques était de famille, son propre fils (1863-1923), qui portait le même nom que lui, embrassa la même carrière d'orientaliste et de sémitisant. Mais nous verrons plus bas que cet effort d'acculturation n'était pas vraiment dépourvu d'arrière-pensées apologétiques et que tout ce travail visait à faire du Coran une pâle copie de la Bible hébraïque.

Reckendorf avait étudié les matières juives classiques (bible, talmud, midrash et halakha) dans des institutions religieuses; après avoir achevé ce cycle d'études, il éprouva le besoin d'élargir son champ de recherche aux langues sémitiques apparentées à l'hébreu, et notamment l'arabe; c'est à l'université de Leipzig, réputée pour ses prestigieuses chaires d'orientalisme, que Reckendorf acquerra toutes ces connaissances en philologie arabe et en histoire des religions. À l'âge de trente-deux ans il réalisera enfin son rêve: publier en 1857, à partir du texte arabe, une version intégrale du Coran en hébreu biblique.

Il existe chez les juifs une tradition très ancienne de la traduction: les familles des Tibbonides, des Kalonymides et des Kimhides se sont attelées à cette tâche: au cours des premiers siècles de la conquête arabo-musulmane, les Juifs ne restèrent pas à l'écart du vaste débat philosophique qui s'engagea entre la religion des conquérants, d'une part, et les croyances du christianisme, d'autre part, sans même parler du legs de l'hellénisme tardif. Ce furent des moines nestoriens, entre autres, qui jetèrent une passerelle entre la langue grecque des philosophes classique (Platon et Aristote) et la langue des nouveaux maîtres. Né en 1825, Reckendorf baignait donc dans un environnement marqué par les idéaux de la haskala, les Lumières juives. Ce terme constitue à lui seul tout un programme: si les hauts murs du Ghetto étaient enfin tombés, les Juifs n'étaient pas encore au bout de leurs peines; ils devaient à présent, après plusieurs siècles d'absence du dialogue des cultures, se mesurer à la culture européenne en prouvant que celle-ci était parfaitement compatible avec leur identité juive.

Mais alors pourquoi une traduction du Coran? Cela s'explique par les données de la culture germanique de l'époque: un génie comme Goethe avait rédigé entre 1819 et 1827 son West-östlicher Diwan (Divan occidental-oriental) et que l'Orient a toujours fasciné les Allemands. Reckendorf a vécu à une époque qui connut l'essor de la science du judaïsme, laquelle exigeait que les candidats au rabbinat fussent aussi titulaires d'un doctorat en sciences humaines. Et la plupart de ces jeunes gens qui se destinaient à ces fonctions rabbiniques choisissaient un sujet tiré du Moyen Âge judéo-arabe. Le plus grand bibliographe juif de tous les temps (G.Scholem l'a même comparé au sage rabbi Akiba dont le Talmud vante les immenses capacités intellectuelles), Moritz Steinschneider (1816-1907), nous a laissé un insurpassable travail intitulé Les traduction hébraïques du Moyen Âge et les Juifs en tant que traducteurs.

Il a aussi rédigé une vaste étude sur La littérature arabe des Juifs. Et coïncidence stupéfiante, Steinschneider nous y apprend qu'il avait commencé à traduire le Coran en hébreu sans aller au bout de sa tâche car le marché n'aurait pas supporté deux versions de la même source, la sienne et celle de Reckendorf, déjà parue en1857!

L'aire culturelle germanique a toujours manifesté un intérêt soutenu pour l'orientalisme et notamment pour la culture islamique. On peut donc raisonnablement supposer que Reckendorf se situait dans le sillage de cette tradition.

Est-il permis de penser que Reckendorf a cherché à établir un improbable dialogue interreligieux entre judaïsme et islam? Ou a-t-il, tout au contraire, cherché à montrer l'insurpassable supériorité de sa propre tradition religieuse? Tout porte à croire que c'est ce dernier point qui l'a emporté dans le projet d'un traducteur qui n'a pas toujours respecté l'esprit et la lettre de sa source. Dès le titre de cette traduction hébraïque du Coran, Al-Qor'an o ha-Miqra (littéralement: Le Coran ou la Bible) l'auteur attentif réalise quel est l'objectif de Reckendorf: montrer que le Coran est une Bible à destination des Mahométans (sic).

On commencera par la deuxième sourate du Coran qui en compte 114. Cette sourate d'une exceptionnelle longueur reprend les thèmes centraux de la narration biblique, sans en respecter nécessairement l'ordre chronologique: voici des exemples tirés de cette sourate 2: Pharaon et la mise à mort par noyade des nouveau-nés mâles; la traversée à sec de la Mer rouge; le don de la Tora; le châtiment des enfants d'Israël à cause du veau d'or; les enfants d'Israël qui demandent à voir Dieu mais Reckendorf souligne qu'un tel fait est absolument inconnu du corpus biblique; les enfants d'Israël se plaignent de la manne et des cailles; l'épisode de la vache rousse qui renvoie aux livres des Nombres (19) et du Deutéronome (21); les enfants d'Israël exigent d'avoir un roi; l'élection de Saül; le roi éprouve le courage et la résistance de ses combattants... On lit ici des analyses comparatives du lemme coranique et de la version hébraïque, censée le traduire: les versets en hébreu tentent constamment de revenir vers les passages bibliques, cherchant ainsi à dénier toute trace d'originalité au Coran.

La méthode de Reckendorf ne varie pas: il réécrit, transforme et adapte sa traduction à ce qu'il considère être la matrice originelle du Coran, à savoir la Bible hébraïque. Sa traduction se veut une sorte de remise en ordre, une recherche des sources.

Ce qui est profondément injuste et ne correspond nullement à ce que l'on attend d'un traducteur servant fidèlement sa source. On peut opposer à cette démarche une tournure nettement différente et plus conforme à l'éthique de vérité dictée par la méthode historico-critique, celle d'Abraham Geiger (ob. 1872), défendue en 1833 à l'université de Bonn dans une thèse qui remporta un prix et dont l'intitulé est le suivant: Was hat Muhammad aus dem Judenthume aufgenommen?

Le traducteur a inséré en guise d'introduction à son œuvre une étude où il examine l'état de l'Arabie antéislamique, le contenu doctrinal du Coran et la vie du prophète. Il a donc voulu donner une image la plus complète possible de son travail.

Comment les contemporains ont-ils réagi? On notera tout d'abord l'attitude de certains milieux religieux qui attachaient une très grande importance à la sacralité de la langue hébraïque. Et qui jugeaient qu'il s'agissait ici d'une véritable profanation...

Le monde savant, tant en France qu'en Allemagne, a manifesté des réactions plutôt modérées. Isaac Markus Jost (1793-1861), l'un des pionniers de l'historiographie juive moderne, avait annoncé de manière neutre la prochaine traduction intégrale du Coran par Reckendorf, dans un journal communautaire allemand, l'Allgemeine Zeitung des Judentums (AZJ). En France, c'est le rabbin libéral Samuel Cahen qui évoqua le projet de Reckendorf en termes plutôt favorables dans un fascicule des Archives israélites de 1859.

La leçon a tirer de toute cette affaire est que la paix religieuse entre les peuples est nettement supérieure à tout le reste. Condorcet avait dit: «La vérité appartient à ceux qui la cherchent et non à ceux qui la prétendent détenir»... Gottlob Ephraïm Lessing avait dit à peu de choses près la même chose dans sa parabole des trois anneaux.

Pour aller plus loin:

La thèse de Madame Naima Afif sur Hermann Recknedorf (Louvain la neuve, 2015)

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Mai 2017

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