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Comment oser instrumentaliser Dieu?

Quand on fait de la religion une arme on sombre dans l'idéologie, donc dans l'irréligion. Et ce sont toujours des religieux qui se rendent coupables de tels méfaits.
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La religion peut-elle devenir en ce siècle une arme de guerre? Le peut-elle sans se dénaturer, sans perdre par là même sa dignité première qui consiste à détacher l'homme de sa matérialité quotidienne pour le mettre au contact d'un autre règne, d'un autre ordre, le spirituel. Ce qui veut dire que tout mouvement, toute idéologie qui méconnait cette vérité de base perd eo ipso le droit de parler au nom d'une religion. Il ne parle plus qu'au nom d'une idéologie qui usurpe les oripeaux du sacré...

En ce XXIe siècle où les tensions communautaires sont exacerbées, il importe de rappeler que toute religion digne de son nom est amour, que la divinité qui la garantit est une divinité d'amour qui réprouve le meurtre commis en son nom. Quand on fait de la religion une arme, on sombre dans l'idéologie, donc dans l'irréligion. Et ce sont toujours des religieux qui se rendent coupables de tels méfaits. Que la morale la plus élémentaire, celle qui est enfouie au fond de tout cœur authentiquement humain, rejette sans appel. On n'a jamais parlé de l'universalité de la loi religieuse, mais bien de l'universalité de la loi morale et donc de l'éthique.

Souvenons nous de l'épitaphe que Kant, l'auteur de la Religion dans les strictes limites de la raison s'était choisi: «le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale gravée dans mon cœur». À elle seule, cette phrase pèse bien plus que le Décalogue qui interdit, entre autres, de tuer. Et c'est le plus important.

Dans Totalité et infini (Dieu), le philosophe français Emmanuel Levinas évoque la lumière du visage d'autrui, autrui qui nous regarde sans ruse ni faux-fuyant et dont l'expression nous implore silencieusement de cesser notre joyeuse prise de possession de l'univers; ce regard désarmé incarne l'injonction citée ci-dessus; tu ne tueras point...

Depuis le Moyen-Âge, la pensée humaine a été confrontée à cette difficile cohabitation entre deux vérités: celle des Écritures, plus ou moins correctement comprises, et celle de la spéculation philosophique. Même l'Europe chrétienne a dû se plier à ce difficile exercice: unité ou dualité de la pensée? Dieu d'Abraham ou Dieu d'Aristote? Même un théologien aussi puissant que Thomas d'Aquin ou Albert le Grand ont dû composer avec cette double allégeance: la foi et la raison... Il est vrai que d'après un verset du livre de l'Ecclésiaste, les deux ont été remises à l'humanité par un seul et même berger. Partant, elles ne s'opposeraient qu'en apparence et seraient condamnées à s'entendre.

On attribue généralement quoiqu'abusivement le mouvement libérateur et consolateur des Lumières au seul XVIIIe siècle, le siècle de la Raison. Mais on commettrait une lourde erreur en omettant les Lumières du Moyen-Âge, celles de Maître Eckhart, de Thomas d'Aquin, de Maimonide et d'Averroès: tous, absolument tous, ont victorieusement résisté au fanatisme religieux, plaçant au-dessus de la Révélation, ou à ses côtés, une approche humaniste qui inspirera la conscience morale de l'individu, une conscience promue au rang d'arbitre suprême. Avant d'agir, l'homme, croyant ou incroyant, examinera par lui-même les conséquences morales de son action: agit-il avec raison, conformément aux devoirs dictés par sa conscience morale? C'est ainsi qu'il doit agir, s'il veut respecter le caractère universel de l'éthique, laquelle ne statue jamais de distinction entre les bonnes et les mauvaises croyances, mais entre les bonnes et les mauvaises actions.

On l'oublie souvent, mais un certain nombre de textes religieux inspirés par la Bible, les Évangiles ou le Coran, ont fait souche dans nos sociétés contemporaines et que même le droit romain, dit le père de tous les droits, y a pioché indirectement.

L'exemple le plus emblématique de ces multiples emprunts se trouve dans le chapitre XVIII du livre d'Ezéchiel, le prophète d'Israël qui accompagne son peuple en exil à Babylone. Ce devin dut faire face à un vaste mouvement d'opinion qui s'était cristallisé autour d'un apologue assez subversif à l'encontre de Dieu: les pères ont mangé des raisons amères, mais ce sont les dents des enfants qui en furent agacés... On retrouve le même adage dans le livre de Jérémie, un prophète plus âgé qu'Ezéchiel. Qu'est-ce à dire? C'est très simple; les exilés se plaignaient de la chose suivante: ce sont nos pères qui se sont rebellés contre Dieu, mais ce sont nous, les fils, les innocents qui en supportons les conséquences. Nous sommes punis à leur place!

Dans sa réponse d'une grande clarté et d'une pédagogie exemplaire, Ezéchiel jette les bases de ce que les historiens et les anthropologues nommeront l'individualisme religieux. En d'autres termes, les pères ne paieront pas pour les péchés des fils ni les fils pour les péchés des pères. Seule l'âme pécheresse aura des comptes à rendre. Et ce n'est pas un philosophe païen de la Grèce antique qui a découvert ce principe moral qui gît au fondement même de toute vie morale...

Les philosophes-herméneutes des trois monothéismes ont montré que penser en s'adressant à l'ensemble du genre humain revenait à philosopher. C'est la raison pour laquelle les meilleurs d'entre eux ont conceptualisé les enseignements de leurs Saintes Écritures: ils ont partout montré, voire démontré que l'humanité est partout la même, bien que sa culture soit diverse et variée. Averroès l'a fait, lui qui a repris sans problème l'héritage culturel et intellectuel de l'hellénisme tardif ; il fut rejoint ou précédé en cela par son contemporain juif, natif, comme lui, de Cordoue, qui érigea la pensée d'Aristote en arbitre suprême de sa spéculation. Chez Maître Eckhart, des spécialistes aussi éminents que Kurt Flash ont décelé une profonde influence des écrits de Maimonide et d'Averroès... Intéressant: un musulman et un juif contrebutent à l'établissement de la mystique rhénane si intrinsèquement chrétienne!

Mais ce sont les penseurs musulmans du Moyen-Âge qui ont le plus et le mieux, et bien avant les autres, illustré cet humanisme qui doit devenir le frère jumeau de la foi: Abou Bakr ibn Tufayl (ob. 1185) dans son roman philosophique Hayy ibn Yaqzan (Vivant fils de l'éveillé). Dans cette épître d'une rare beauté, le médecin-philosophe de Marrakech nous présente un humain qui n'a jamais rencontré de congénère avant l'âge adulte, qui n'a jamais été catéchisé, mais qui a pu s'élever à la sagesse contemplative de Dieu et de l'univers en comptant exclusivement sur ses propres forces. Donc sans révélation divine ni tradition religieuse.

Rendez-vous compte! À la fin du XIIe siècle, un médecin, amoureux de la sagesse et de la paix, pratique une si profonde critique des traditions religieuses ; en milieu chrétien il faudra attendre quelques siècles pour qu'arrivent l'humanisme et la réforme, préalables à un retour généralisé aux sources du savoir...

Je finirai par une citation, non pas de Spinoza qui a pourtant rédigé son Traité théologico-politique pour dénoncer justement les empiétements de la fausse religion, mais de Gottlob Ephraïm Lessing, l'ami de Moïse Mendelssohn, l'auteur de Nathan le Sage. Il met dans la bouche de Dieu cette phrase immortelle:« je n'ai jamais souhaité que tous les arbres de la forêt aient la même écorce...» Ce qui signifie que les hommes sont peut-être différents les uns des autres, mais que leur humanité, leur vraie matière (leur vrai bois) est partout la même...

Ce billet de blogue a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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