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Une photo réussie est une image qui procure un sentiment d’élévation

La force d'une vision, d'une image, s'impose avec évidence lorsqu'elle se présente.
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Matthieu Ricard

J'ai commencé à faire de la photographie très jeune. Je n'étais pas un enfant des villes et je me suis toujours senti mieux dans la nature. Vers l'âge de 15 ans, j'ai été guidé par André Fatras, l'un des pionniers de la photographie animalière en France. J'ai aussi eu la chance de rencontrer Henri Cartier-Bresson à 18 ans.

Ensuite, j'ai continué à apprendre sur le terrain. Après m'être établi dans l'Himalaya, en 1972, j'ai photographié mes maîtres spirituels et leur monde dans lequel ils évoluaient. Mon but était de partager la splendeur, la force et la profondeur de leur univers. Je souhaite utiliser la photographie comme une source d'espoir, pour redonner confiance dans la nature humaine et raviver notre émerveillement devant les splendeurs la nature.

J'ai voyagé en Inde pour la première fois en 1967, et avant de quitter la France en 1972, à l'âge de 26 ans, j'avais, tout en travaillant à l'Institut Pasteur, déjà publié quelques photos de nature dans diverses revues. Au fil des ans, j'ai continué à photographier dans l'Himalaya, accumulant une collection d'images que je montrais parfois à mes amis. Ce n'est qu'en 1995, de passage à New York, que j'ai rencontré Michael Hoffman, le fondateur de la maison d'édition Aperture. Il s'est enthousiasmé à l'idée de faire un album avec les photos que je lui ai présentées. En 1996 paraissait «Journey to Enlightenment: The life and world of Dilgo Khyentse Rinpoche», qui fut ensuite publié sous le titre «L'esprit du Tibet». C'est ainsi que suis donc devenu officiellement «photographe».

Lors de la publication de ce livre, Henri Cartier-Bresson a eu la gentillesse d'écrire «La vie spirituelle de Matthieu et son appareil photo ne font qu'un, de là surgissent ces images fugitives et éternelles.»

dilgo khyentse rinpoche

Pour moi la photographie est un hymne à la beauté. Durant les 50 ans passés dans l'Himalaya, j'ai eu l'immense fortune de vivre auprès de grands maîtres tibétains, dont Kanguiour Rinpotché et Dilgo Khyentsé Rinpoché. Ceci m'a permis d'être le témoin des qualités exceptionnelles de ces grands maîtres et de connaître de l'intérieur le monde qui les entoure —les cérémonies dans les monastères bouddhistes, les enseignements que mes maîtres donnaient parfois à des milliers de fidèles sur les hauts plateaux tibétains ou dans les vallées du Bhoutan, la vie quotidienne des villageois et les lieux sauvages de haute montagne. Les images que je peux ainsi partager reflètent un voyage au cœur de cet écrin de sagesse et de beauté, où spiritualité et vie quotidienne sont intimement liées.

La force d'une vision, d'une image, s'impose avec évidence lorsqu'elle se présente. Je la scrute alors attentivement pour déterminer la meilleure façon de lui rendre justice. Ensuite la technique n'est finalement qu'une question d'expérience, pour retrouver au mieux l'impression que j'ai eue en contemplant une scène particulière. J'aime autant les couleurs riches que la «couleur sans couleur» — un oiseau blanc sur un fond de chute d'eau, sous la neige tombante...

Lorsque j'ai réalisé les images pour le livre intitulé «Un voyage immobile, l'Himalaya vu d'un ermitage», je suis resté assis au même endroit pendant un an, comme pour attendre la lumière. Ce n'était pourtant pas mon but, puisque je séjournais dans mon ermitage pour faire une retraite. Cependant, depuis le matin bien avant l'aube, jusqu'à la nuit, je contemplais un paysage sublime. Sur 300 kilomètres, la chaîne himalayenne se déployait sous mes yeux.

Parfois, une lumière extraordinaire venait illuminer quelques instants la scène qui s'offrait à mon regard émerveillé. Les «moments magiques» qui constituent ce recueil, tous saisis de la terrasse de mon ermitage ou à quelques dizaines de mètres de là, sont ainsi le fruit de cette longue «attente sans attente» et de la joie d'être le témoin de l'harmonie de la nature qui se mêle intimement à la félicité de la méditation. L'idéal est de vivre sur les lieux que l'on photographie, de sorte que le temps joue en votre faveur pour vous donner l'occasion d'être présent lorsqu'une scène exceptionnelle se présente.

Matthieu Ricard

Il m'arrive de ne pas prendre une seule photo pendant des mois. Puis vient le jour où les personnages, le lieu et la lumière surgissent d'une façon si belle que l'on ne peut résister à en faire une offrande à tous ceux qui poseront leurs yeux sur elle. Je prépare donc rarement mes images. Il arrive simplement, ici et là, que la beauté, la lumière ou le caractère unique d'une situation me saute aux yeux. Quand je travaillais en argentique, je n'avais pas un sou, j'économisais au maximum mes pellicules et, pour certaines de mes meilleures images, je n'ai pris qu'un seul cliché.

Aujourd'hui, avec le numérique, je peux bien sûr me permettre d'expérimenter plus librement. Dans le cas du portrait, je me suis également aperçu qu'à moins de faire un portrait figé (ce que je ne fais jamais), pour saisir une expression, un sourire ou un regard éphémère, si l'on fait une série d'images, il y a toujours une expression meilleure que les autres qui ressort clairement du lot. Une amie, Danielle Föllmi, m'a dit une fois que je «peignais avec la lumière». Cela m'a beaucoup touché.

Partir au loin

Parfois, rarement, il y a des images que je vais chercher au loin. Lorsque j'avais 16 ans, j'ai vu une photo emblématique d'Ansel Adams: un lac avec des roches au premier plan, fait à la chambre, avec une grande profondeur de champ et des montagnes en arrière-plan.

Au Bhoutan, après quatre jours de marche dans les montagnes, j'ai vu une scène similaire avec un lac et des glaciers de 7000 mètres en arrière-plan. Il y avait du vent, les conditions n'étaient pas bonnes. J'ai dit à mes amis que j'allais dormir sur place, bien que nous ayons laissé nos tentes beaucoup plus bas dans une vallée. Je savais ce qui allait se passer au lever du jour. À 6 heures du matin, le lac était comme un miroir et j'ai eu une image proche de celle de Adams. Je l'ai prise à 12 mm avec un filtre graduel de densité neutre. Cela valait bien quatre jours de marche.

Matthieu Ricard

J'ai beaucoup regardé et admiré l'œuvre des grands photographes du passé, Ansel Adams, Ernst Haas (son chef-d'œuvre «La création», en particulier), Galen Rowell et bien d'autres encore. Je continue à apprendre en découvrant les images d'autres photographes. Parfois, il m'arrive de contempler longtemps une image particulièrement frappante ou inspirante et de m'imprégner profondément de sa beauté, de sa composition, de son originalité, de sa lumière... Une photographie réussie est une image que l'on ne se lasse pas de contempler et qui procure un sentiment d'élévation.

Sur le plan personnel, j'ai été très proche d'Henri Cartier-Bresson, mais je ne saurais en aucune façon avoir la prétention de comparer mon travail au sien, d'autant plus que j'ai suivi une approche très différente. J'entretiens aussi des relations très amicales avec Jim Brandenburg, Vincent Munier et Yann Arthus-Bertrand.

Interdépendance, impermanence, humanité commune, sentience partagée avec les autres espèces, autant de notions qui viennent à l'esprit lorsque l'on contemple le monde et les êtres. Différentes, toutefois, seront nos perceptions, nos attitudes et nos motivations, selon que nous appréhendons ce monde avec bienveillance, indifférence, avidité ou malveillance. Pour faire face aux défis du XXIe siècle, l'altruisme, la considération d'autrui et la coopération sont des valeurs clés pour œuvrer ensemble à un monde meilleur. L'altruisme mène à une économie solidaire, à une plus grande justice sociale et au respect des générations futures. La non-violence doit s'appliquer aux êtres humains, aux animaux et à notre environnement naturel.

Comment traduire cela en images?

En aspirant à mettre en lumière la beauté intérieure qui gît au cœur de l'être humain et l'harmonie des espaces naturels qui n'ont pas encore été trop altérés par l'accélération des activités humaines. Loin de nous l'idée de dénigrer l'essor de civilisation qui a permis des accomplissements inaccessibles à toute autre espèce: la liberté intérieure, la sagesse, l'éveil spirituel et un amour altruiste sans limites.

L'être humain est la seule espèce capable de faire un bien immense et un mal inconcevable.

Avec ce pouvoir vient la responsabilité de prendre soin des plus faibles, ceux qui n'ont pas la faculté de faire valoir leurs droits naturels et de s'insurger contre l'exploitation sans merci de leur corps et de leur liberté — les humains opprimés et les huit millions d'espèces animales, nos concitoyennes en ce monde.

Matthieu Ricard

Lorsqu'une photographie me touche particulièrement, j'ai envie de la contempler pendant un long moment, pour m'imprégner, selon les cas, de sa beauté, de sa force ou du message qu'elle transmet. Voilà une image qui transforme le regard du photographe, l'ouvre à de nouvelles manières de regarder le monde et rend son approche plus pénétrante.

Les images de souffrance, de persécution, d'abus et de maltraitance abondent et sont nécessaires pour réveiller les consciences. Mais il faut maintenir un équilibre pour ne pas tomber dans le «syndrome du mauvais monde» qui mine notre espoir et nous convainc que l'être humain est foncièrement mauvais. En vérité, nous avons au plus profond de nous, à la manière d'une pépite d'or dans sa gangue, un extraordinaire potentiel de bonté, de connaissance et d'éveil. Il importe de prendre conscience de ce potentiel, de l'actualiser et de l'amener à son point optimal. C'est ce que je cherche à évoquer, très modestement, depuis cinquante ans par le biais de la photographie.

Toute forme d'expression a ses limites, mais lorsqu'on l'utilise avec cœur et enthousiasme, on finit par trouver le moyen de partager ce qui compte le plus à nos yeux. Il faut oser s'ouvrir aux autres, s'ouvrir à la vaste interdépendance des êtres et de la nature, prendre à cœur le sort des générations à venir et de toutes les autres espèces qui, comme nous, cherchent à éviter la souffrance et à vivre leur vie jusqu'à son terme. Osons l'altruisme, osons le mettre au cœur de nos décisions et de nos institutions et, avant tout, au cœur de notre contemplation.

Tous les bénéfices de mes livres, de mes photos et de mes conférences sont reversés aux projets caritatifs menés à bien par l'association que j'ai fondée il y a vingt ans, Karuna-Shechen. Nous aidons 300 000 personnes annuellement en Inde, au Népal et au Tibet dans le domaine de la santé, de l'éducation et des services sociaux.

Ce blogue a d'abord été publié sur le HuffPost France.

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