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Chère Mme Marois, vous avez tort au sujet des Québécois

Vous semblez croire qu'il est possible de se jouer des Québécois à loisir ; que, du haut de votre mépris, vous puissiez nous manipuler de la manière la plus basique. J'espère avoir tort à votre sujet, mais même si ce n'est pas le cas, je sais que vous, vous avez tort à notre sujet.
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Ce billet a été publié à l'origine sur The Undefended Border

Chère Madame Marois,

Tout d'abord, pardonnez-moi d'écrire en anglais. Je sais que vous parlez et lisez très bien la langue et, même si je parle couramment français, j'ai perdu en fluidité pour le langage écrit après avoir passé huit ans dans un environnement professionnel et universitaire entièrement porté sur l'anglais. Je vous écris en anglais parce c'est dans ma langue maternelle que je peux le mieux m'exprimer sur un sujet extrêmement complexe. N'hésitez pas à me répondre en français.

Je suis un Québécois errant (en français dans le texte). J'ai quitté le Québec en 2005 pour poursuivre un doctorat en histoire, et j'enseigne aujourd'hui à la Rutgers University, dans le New Jersey. Comme tout intellectuel québécois ayant suivi cette voie avant moi, tels que Daniel Turp et Jacques Parizeau, je ressens un manque constant et profond de ma patrie. Mon vœu le plus cher est de rentrer chez moi un jour.

Ma famille a de fortes attaches au Québec. Mon grand-père y a immigré d'Europe centrale en 1912. Lors de ses premiers mois passés à Montréal, il a commencé par gagner sa vie en déblayant la rue de l'hospice Sainte-Cunégonde, à Saint-Henri. Plus tard, il a déménagé chez sa famille, dans l'ancien quartier juif du Plateau Mont-Royal, où il travaillé dans l'industrie textile et tenu une boutique pendant de nombreuses années.

Mon père, idéaliste, activiste et, comme vous, assistant social, a grandi dans cette mer de langages et de cultures qu'est le Plateau. Il était scolarisé à la Bancroft School à Saint-Urbain et a servi, avec ses frères et sœurs, dans l'Aviation royale canadienne. Le journal qu'il tenait quand il était prisonnier de guerre est rempli de ses rêves de retourner à la maison, du Parc Jeanne-Mance, de la ligne de tramway qui passait devant l'appartement de sa famille, sur l'Avenue du Parc, et des tartes à la crème de noix de coco chez Laurier BBQ.

Il a rencontré René Lévesque après la guerre, le croisant souvent à La Binerie Mont-Royal. Je ne pense pas qu'ils aient été amis - à part une passion partagée pour le pâté chinois et les fèves au lard, ils appartenaient à des cercles sociaux différents -, mais mon père connaissait assez bien Monsieur Lévesque pour respecter profondément son humanité et son génie. Mon père a lu Option Québec dès ses premières parutions ; il n'était pas souverainiste, mais il était dévoué au Québec et, alors que bon nombre de ses amis et collègues prenaient la 401 en direction de l'Ouest en 1976, il mettait un point d'honneur à rester.

Je me souviens très bien de la nuit du 15 novembre 1976. C'était l'anniversaire de ma petite sœur, mais tout ce qu'on entendait à la radio et à la télévision n'était que des prédictions sinistres d'apocalypse. Mon père a tourné avec dégoût le bouton des chaînes de la télévision, de CFCF à une chaîne française - je ne me souviens plus laquelle. « Ce n'est pas la fin du monde, a-t-il dit. C'est le début de quelque chose de nouveau. On ne sait pas ce que ce sera , mais ici c'est chez nous. Nous sommes Québécois. Nous allons rester, quoi qu'il arrive. »

J'ai appris à aimer le Québec grâce à mon père, du vendeur de baguels de Saint-Viateur aux collines des Laurentides, en passant par le fjord du Saguenay et les murs de Québec. En 1980, j'ai évoqué avec mes camarades de classe - dont beaucoup portaient le badge « Mon nom est Québécois » que leur avaient donné leurs parents - le fait qu'un « Oui » ne serait pas une si mauvaise option après tout.

Quand j'ai quitté le Québec il y a huit ans, je me suis promis de revenir, que mon exil serait temporaire. C'est une promesse que je compte toujours tenir. Je suis incapable de dire à quel point j'adore ma patrie, à quel point son rythme, ses bruits, ses vues et ses odeurs me manquent. C'est une promesse que mes passages trop rares par la maison ne parviennent jamais à satisfaire. Le Québec est, et sera toujours ma maison, que ce soit ou non sous le drapeau canadien.

C'est pourquoi je vous écris aujourd'hui. J'ai lu les informations sur la proposition de Charte des valeurs québécoises avec grande inquiétude. Je suis certain que vous êtes quelqu'un de très raisonnable et plein de bonne volonté, Mme Marois, et je ne doute pas que vous êtes motivée par les meilleures intentions du monde. Historiquement, le Québec qui a émergé de la Révolution tranquille débarrassée de la domination ecclésiastique a été, à sa meilleure époque, une société d'ouverture sans précédent - un modèle de tolérance laïque. Je comprends très bien votre désir de sauvegarder ces principes dans la loi.

Mais les moyens proposés et les motivations sont mal assortis. D'aucuns ont souligné, récemment, la forte contradiction entre vos intentions affichées et la mise en pratique de votre Charte. On peut y lire que ce que qui constitue « un symbole religieux manifeste et flagrant » dépend de la personne qui le porte. Un foulard est un hijab quand il est porté par un musulman religieux, tandis qu'une kippa n'est qu'un bonnet sur la tête d'un non-juif. Interdire aux fonctionnaires de l'État - dans les hôpitaux, les écoles et les bâtiments publics - d'en porter, c'est penser qu'on peut lire dans leurs esprits et dans leurs âmes.

Au lieu d'essayer d'instaurer une neutralité religieuse, la Charte se fait forte de réguler la croyance. Elle dit qu'une femme non-musulmane a le droit de porter un foulard lorsqu'elle n'est pas satisfaite de sa coupe de cheveux, mais elle interdit à une musulmane pratiquante d'en porter à tout moment. Elle insiste sur le fait que les juifs aient la tête nue dans un espace public, contrairement à leurs collègues non-juifs, car l'essence d'une kippa n'est pas sa forme, mais sa fonction.

En effet, tous les « symboles religieux manifestes et flagrants » ne sont pas des vêtements. Les « exemples » donnés par votre gouvernement ne sont qu'une infime partie des façons dont les gens expriment leur foi. La barbe et les papillotes d'un juif hassidique et les cheveux longs d'un sikh sont des symboles tout aussi parlants et flagrants de leur foi que n'importe quel couvre-chef. Bien que pas interdits explicitement par la Charte, ils n'en sont pas non plus exclus. Les fonctionnaires juifs, sikhs et musulmans devront-ils faire un tour chez le coiffeur pour garder leurs emplois ?

En cherchant à instaurer une « neutralité religieuse », les propositions de votre gouvernement reflètent l'ambition de policer les âmes des Québécois et d'inscrire son pouvoir à même leurs corps. Selon une phrase d'Hannah Arendt vieille de plus de soixante ans, c'est là l'essence du totalitarisme.

En effet, un axiome des lois civile et commune déclare que, pour être juste, une loi doit pouvoir être appliquée équitablement et sans discrimination. Mais le laïcisme que vous cherchez à imposer au Québec est fondamentalement inégal et discriminatoire. De ce fait, il est injuste.

Il s'agit en réalité d'un laïcisme profondément chrétien. Je comprendrais que vous ne voyiez pas les choses de cette façon, mais il est parfois difficile de considérer les choses en détail. Les valeurs mêmes que vous espérez faire adopter - la liberté, l'autonomie individuelle, la démocratie telles que celles ayant cours dans l'Europe chrétienne - ont une histoire. Elles sont ancrées dans une généalogie religieuse. Même le terme « laïque », auquel vous semblez tenir tant, a été créé pour décrire l'organisation de l'Église médiévale catholique.

Je doute que vous ou la majorité de vos collègues au gouvernement du Québec soyez en mesure de reconnaître cet état de fait. Les colonialistes ont toujours eu la vanité de croire que les croyances et valeurs du puissant et dominant sont somme toute universelles. C'est cette croyance qui a entretenu le mythe du « fardeau de l'homme blanc ». Les chrétiens blancs européens n'imposaient pas leurs valeurs et pratiques à ceux qu'ils colonisaient en Afrique, en Asie ou aux Amériques - oui, au Québec - ou du moins c'est ce qu'ils se disaient. Non, ils les « élevaient » aux lumières et à la civilisation.

Je ne suis pas croyant. J'ai été élevé dans un foyer juif laïque. Pourtant j'ai toujours eu conscience que, de manière subtile ou évidente, je suis un marginal pour le Québec laïque. Le christianisme - le christianisme catholique romain - est inscrit à la fois dans le rythme et la topologie de ma patrie. Il est omniprésent et inévitable.

Même lorsqu'ils sont ouverts le samedi, les services gouvernementaux sont fermés le dimanche. De fait, le mot « dimanche » est issu du latin « dies dominica » - jour du Seigneur. Écoles, gouvernement et commerces ferment officiellement pour les fêtes chrétiennes de Noël, Vendredi saint et Pâques, mais pas pour yom kippur ou l'Aïd. Notre fête nationale est célébrée le 24 juin car saint Jean-Baptiste est le patron catholique des Québécois. On ne peut pas marcher dans une rue, dans n'importe quel ville ou village du Québec, sans croiser une effigie de Saint-Louis, Saint-Hubert ou Sainte-Catherine. Le drapeau flottant au-dessus des bâtiments officiels représente une croix chrétienne et une fleur de lys - symbole de la Sainte Trinité et de l'autorité du dieu chrétien, arboré par la monarchie française et ses successeurs.

Prohiber le port de symboles religieux par les citoyens dans les lieux publics alors que le gouvernement du Québec en affiche sur ses en-têtes, à l'Assemblée nationale, sur les bateaux de la Sûreté du Québec - la représentation physique du pouvoir de l'état - et notre société en affiche à travers sa géographie et son calendrier, ce n'est pas pour préserver la neutralité, mais le privilège.

Vous devez savoir que la Charte sera contestée à la Cour Suprême du Canada, et qu'elle sera probablement retoquée... et tandis que j'écris ces mots, j'en viens à me demander si vous n'êtes pas en réalité une calculatrice opportuniste plutôt qu'une personne raisonnable et pleine de bonnes intentions. En lisant ce que j'ai écrit plus haut, je me rends compte que vous n'êtes pas l'héritière de René Lévesque - un véritable patriote québécois et un homme d'une honnêteté sans égal -, mais celle d'Adrien Arcand et Abbé Groulx, des démagogues cyniques et populistes qui utilisaient les peurs d'une population qu'ils pensaient simplette et bigote pour servir leur quête de pouvoir.

Mon peuple - le peuple du Québec - est honnête, généreux et ouvert d'esprit. J'ai rencontré des Québécois de New Carlisle à Hull, de Chicoutimi à Rivière-du-Loup. Ils sont mes amis, mes voisins, mes collègues, mes frères et mes sœurs. Ils savent plus que quiconque que le Québec est l'enfant de plusieurs parents - des Abenaki, des Cree, des Mohawks, des Normands, des Bretons, des Picards, des Écossais, des Irlandais, des Gallois, des Juifs, des Arabes, des Indiens, des Vietnamiens et, oui, des Anglais. Il savent que, plus que toute chose, c'est ce qui fait que notre société distinguée est si distinguée, si unique, si spéciale.

Nous sommes un peuple de confiance. Nous croyons les uns en les autres et nous faisons confiance aux agissements de nos dirigeants pour le bien commun. C'est ce qui caractérise notre démocratie et notre culture politique. C'est pourquoi nous votons. C'est pourquoi quand nous voyons la croix et la fleur de lys flotter en haut d'un mât, nous sentons la chaleur de la communauté et une montée de fierté, quelles que soient nos croyances religieuses et nos différences. Lévesque le savait. Son Québec, qu'il soit souverain ou qu'il fasse partie du Canada, était une société d'inclusion. C'était la culture du « nous ensemble », sans tergiverser sur la définition du mot « nous ».

Je ne peux pas m'empêcher de mettre en doute vos motivations, Mme Marois. Il semble que vous essayiez de renverser le nous en utilisant contre nous de façon cynique la confiance que nous vouons à nos dirigeants. La Charte semble être un effort pour convaincre la majorité des Québécois qui ne vivent ni à Montréal ni à Québec, où la diversité culturelle et religieuse est le paysage tranquille de nos journées, qu'ils ont quelque chose à craindre des gens différents. Vous semblez leur dire qu'ils ont des privilèges spéciaux et que la seule façon de les préserver est de refuser leurs droits à d'autres. Cela ressemble à un coup monté, à une manœuvre grossière créée pour échouer afin de mobiliser des soutiens dans vos petites ambitions.

Vous semblez croire qu'il est possible de se jouer des Québécois à loisir ; que, du haut de votre mépris, vous puissiez nous manipuler de la manière la plus basique. J'espère avoir tort à votre sujet, mais même si ce n'est pas le cas, je sais que vous, vous avez tort à notre sujet.

Cordialement,

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