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Ma vie en coloc avec Germaine, 96 ans

Au fil des «bons traits» de Germaine, je me décide à les répertorier sous forme d'anecdotes, drôles ou tristes. Et des occasions d'en noter, je vais en avoir!
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Ce billet de blogue a été initialement publié sur le HuffPost France. Comme 4500 étudiants français le font chaque année, Mathurin vit en colocation avec une nonagénaire. Il raconte ici ses tribulations avec sa colocataire.

En 2008, j'arrive en région parisienne sans argent ni logement, muni d'une simple carte d'étudiant. On me parle de la création récente d'associations permettant à des étudiants de loger chez une personne âgée. Le principe est simple : un peu de son temps contre une chambre chez l'habitant. Ayant déjà vécu avec mon arrière-grand-mère, je suis emballé par l'idée. Je m'inscris rapidement dans plusieurs associations, mais ma candidature semble poser problème : les binômes sont souvent composés avec des jeunes filles. Les personnes âgées les préfèrent aux garçons, considérés comme étant "moins sérieux"... Par chance, lors de ma dernière tentative, le fils d'une dame appelle : il précise qu'elle ne veut surtout pas de colocataire femme. On organise donc un rendez-vous pour tester notre compatibilité.

Je me présente chez Germaine, 96 ans, pour prendre le thé. Je suis accueilli par ses deux fils : Thierry et Martial. Germaine m'attend dans le salon. Je me retrouve en face d'une dame pudique, élégante, qui prend soin d'elle. Pendant la conversation, elle me semble être une personne curieuse, légèrement sourde, mais dotée d'une aptitude certaine pour les bons mots. Le courant passe bien. Un signe : malgré sa marche difficile avec des béquilles, elle n'hésite pas à me raccompagner jusqu'à la porte.

Une semaine plus tard, je m'installe chez elle. La chambre que j'occupe est l'ancien cabinet de consultation de son mari. Il était médecin. Afin que je me sente à l'aise, la famille m'informe qu'elle ne rentrera jamais dans cet endroit qui est désormais mon espace.

Au bout de quelques jours, je demande à Germaine la raison pour laquelle elle a choisi un homme. Elle me dit que c'est à cause des nombreux vols dans le voisinage, ce à quoi je réponds : "Si les voleurs débarquaient chez vous, vous auriez du mal à leur donner des coups de poing." Elle me rétorque, malicieuse, qu'elle aurait également du mal à les recevoir. Tout de suite, j'ai envie de noter cette bonne répartie sur un bout de papier. Au fil des "bons traits" de Germaine, je me décide à les répertorier sous forme d'anecdotes, drôles ou tristes. Et des occasions d'en noter, je vais en avoir! En effet, deux choix s'offrent à vous avec les colocations intergénérationnelles : soit vous payez un loyer modéré et vous n'avez aucune obligation, soit, comme moi, vous ne payez rien. Dans ce cas de figure, vous devez pleinement partager le quotidien de votre colocataire et lui rendre des services comme, par exemple, faire ses courses. Avec le temps et l'attachement qui se crée au fur et à mesure, ces services n'en sont finalement plus, cela devient spontané.

Les journées de Germaine sont rythmées par ses 3 repas, le reste du temps se compose essentiellement de siestes. Le problème en dormant beaucoup, c'est qu'elle décale constamment ses horaires de repas, et notamment son petit-déjeuner. Et Germaine n'aime pas prendre son petit-déjeuner seule... Même à 5 heures du matin, il faut que quelqu'un l'accompagne ! Les premiers temps, elle n'ose pas toquer à ma porte par peur de déranger. Puis, au fur et à mesure, elle trouve des stratagèmes pour me réveiller : elle ouvre la porte d'entrée qui grince, elle donne un "malheureux" coup de canne contre ma porte de chambre. Depuis que j'ai compris ce petit jeu, je la laisse faire. Elle abandonne au bout de 5 minutes.

Le soir, on partage le dîner ensemble, vers 19 heures. Les discussions sont un moment très particulier et riche : un lien entre le passé et le présent. Nous avons soixante ans d'écart. Petit à petit, je me permets de lui poser des questions que je n'ai jamais osé poser à mes propres arrières grands-parents. Comment c'était d'avoir 20 ans dans les années 30 ? Comment a-t-elle vécu la guerre et l'occupation ? Un de ses souvenirs me marque particulièrement. Autour d'un café, elle me le raconte :

- Pendant la guerre j'avais un animal de compagnie, Joseph. C'était un cochon domestique qui était obéissant. Le soir, on le lâchait dans le jardin pour qu'il monte la garde. Un jour, un soldat allemand est venu voir la maison et il a aperçu Joseph. Il a voulu le prendre, mais je m'y suis opposée. En rebroussant chemin, il a pointé le cochon du doigt et a vociféré un mélange de français et d'allemand : "Réquisition, Morgen !" Morgen... Le jour suivant, des Allemands sont venus et ont embarqué Joseph. C'est là que j'ai compris le sens de ce mot : "demain".

Germaine me parle d'un temps que je n'ai pas connu. En retour, je lui raconte les histoires de notre époque qui ne lui semble pas plus familière. Pour moi, l'une des premières formes d'isolement est d'être coupé de l'information. Alors, tous les jours, je lui parle de l'actualité, de mes tracas quotidiens, et je lui demande son opinion. Je lui fais également découvrir les joies du numérique : jouer à la PlayStation 3, regarder les films en 3D... À mes yeux, c'est important de traiter Germaine comme une adulte, et non comme une personne sénile.

Bien évidemment, tout n'est pas rose, il y a des moments difficiles. Vivre avec une personne âgée, c'est avoir une lourde responsabilité sur les épaules. Il peut, à tout instant, lui arriver quelque chose. Mais, avec Germaine, le rire est souvent une manière de dédramatiser la situation. Par exemple, je constate un soir un énorme bleu sur son bras, provoqué par une prise de sang : "Eh bien, ce n'est pas cette année que vous pourrez postuler au concours de Miss France.

- Je crois que la France ne s'en portera pas plus mal !"

En 2010, je décroche mon premier contrat et mon amie arrive en région parisienne. Après deux ans passés à ses côtés, il est temps pour moi d'annoncer à Germaine mon départ. C'est certainement un des moments les plus tristes de la colocation. J'ai l'impression de la quitter, je me sens coupable.

Après quelques mois, il est question de placer Germaine en maison de retraite. Lorsque je la revois, je la taquine en lui disant :

"Vous allez voir, c'est sympa de vivre avec des personnes de votre âge.

Elle me répond :

- Moi, vivre avec des personnes âgées ? Jamais !"

Mathurin est l'auteur de J'Habite au 3e âge (Lemieux Éditeur).

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Mai 2017

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