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Non, je ne me laisserai plus être dominée!

Comme plusieurs étudiants universitaires, j'ai un travail à temps partiel. Entre deux cours de littérature, j'enfile mes talons hauts et une toute petite robe noire, très courte, que mes patrons nomment «uniforme».
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«Le viol est un programme politique précis: squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe de l'exercice du pouvoir. Il désigne un dominant et organise les lois du jeu pour lui permettre d'exercer son pouvoir sans restriction. » - Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006

Comme plusieurs étudiants universitaires, j'ai un travail à temps partiel. Entre deux cours de littérature, j'enfile mes talons hauts et une toute petite robe noire, très courte, que mes patrons nomment «uniforme». Cet uniforme n'en est pas un, c'est l'instrumentalisation du corps de la femme. Il démontre un clivage entre les employés de sexe féminin (dont on offre la chair, la peau des cuisses, du dos et du début des seins), et les employés de sexe masculin en veston-cravate (barmans et gérants déguisés en hommes d'affaires, en membre d'un boys club). Cet uniforme, je le répète, n'est pas qu'un uniforme: il est la pointe de l'iceberg. Il est la représentation matérielle d'une interaction entre un dominant et un dominé. Il offre la femme en pâture aux clients, dans un environnement où la serveuse prend des airs de putain.

Dans les clubs (je n'inclus pas la restauration lorsque j'emploie «clubs»), les lois du travail ne comptent pas. Bien que toutes les institutions fonctionnent différemment, je donne ici un exemple type de ce qui se produit souvent : 6,5 % des ventes faites par les serveurs(euses), presque la moitié des pourboires (si les clients ne laissent «que» 15 %), sont enlevés à la fin d'une soirée. Une partie de ce pourcentage va aux busboys et aux barservices, qui font souvent un travail difficile et qui le méritent amplement. Par contre, 2 à 3 % de ce qui est enlevé est directement redirigé dans la poche des gérants. En d'autres termes, les serveuses payent le salaire des hommes à cravates qui essayent de les dominer: «Souris! Attache tes cheveux! Sois gentille avec lui parce que c'est un gros client! Amène-lui des filles pour qu'il ne s'ennuie pas!»

Dans les clubs, la culture de viol gouverne les interactions humaines. Les jeunes filles, à peine sorties de la puberté, sont présentées aux hommes riches qui payent des milliers de dollars par soir en champagne et spiritueux de tout genre.

Dans les clubs, l'esprit de «famille» n'est qu'une couverture à l'abus. Puisque nous sommes une «famille», il est tout à fait acceptable que vous ne soyez pas payés après 3h30 du matin, même si vos gérants vous gardent pour vous faire la leçon jusqu'à 6 heures du matin. Il est tout à fait normal de jouer la mannequin pour une campagne publicitaire sans être payée. Cinq heures de maquillage et de photoshot, des dizaines de photos de vous sur internet: pas un sou! On est une famille, on s'entraide gratuitement, non?

L'esprit de famille, ici, ne veut pas dire «nous sommes égaux», mais bien «vous êtes les enfants que l'on dirige». Les filles reçoivent des surnoms de la part de leurs gérants: Ninie, Loulou, Minou, etc. Les filles n'ont plus de noms, mais un vague surnom réservés normalement aux enfants d'âge préscolaire. En d'autres mots, les filles sont infantilisées intellectuellement et déguisées en prostituées: des vierges malléables, mais très cochonnes. Cette technique de désindividualisation et de rabaissement est parfois aussi effective envers les jeunes hommes qui ne performent pas un poste de direction. J'ai entendu plusieurs surnoms pour les désigner, mais celui qui m'a le plus choqué est «belle fille». Pour infantiliser l'homme, on le traite de femme belle, on le démasculinise. Les gérants préfèrent être les seuls propriétaires de couilles.

J'écris pour en finir avec cette société qui laisse la violence sexuelle imprégner nos interactions jusque dans nos milieux de travail, jusque dans nos lits, jusque dans nos têtes.

L'abus est normalisé et s'inscrit dans tous les échanges entre individus déshumanisés et hiérarchisés. Les gérants ne se contentent pas de donner des consignes claires (même des ordres seraient «acceptables»), mais font des scènes. Ils se donnent en spectacle. Ils démontrent, par leurs discours réprobateurs et totalitaires, qu'ils sont les dominants et que nous, en bas de l'échelle, nous devons dire «oui monsieur».

Comme les actrices déguisées en nymphettes, violées par les hommes dans plusieurs films pornos: «Oui, monsieur!» Dans le viol, comme dans toute autre situation de domination, la faute est renversée. La victime est montrée comme coupable du dérapage. Si la femme se fait violer, c'est à cause de sa jupe courte ; si la serveuse se fait crier après, c'est à cause de son attitude. Une femme qui n'accepte pas la domination n'est pas la bienvenue dans le monde des clubs ; une femme qui questionne le pouvoir établit, non plus. Les clubs, c'est un peu le Far West de la société, c'est le lieu des clichés poussés à l'extrême. Le lieu où le plus gros gun gagne.

J'ai longtemps joué le jeu, accepté aveuglément de me travestir en une fille qui ne me ressemble pas. Je l'ai fait pour plusieurs raisons:

  1. Je suis née dans une société qui encourage, par sa culture et ses discours, l'instrumentalisation du corps à des fins commerciales.
  2. Je suis née dans une société qui m'a fait croire que pour être importante, il fallait être belle. Dans cette logique absurde, j'ai trouvé amusant et flatteur d'être choisie pour vendre: ça voulait dire que j'étais jolie, donc que j'étais quelqu'un.
  3. Je suis née dans une société qui valorise la richesse. L'argent nous fait oublier momentanément la douleur: celle que je m'infligeais à chaque fois que j'ai accepté qu'un client se permette trop de familiarité.

Le jeu est terminé.

Aujourd'hui, j'écris ces mots en sachant que je ne travaillerai probablement plus jamais dans un club. J'écris en sachant que dans quelques heures, je donnerai ma démission et tirerai ma révérence d'un monde machiste et misogyne, où les droits et libertés sont bafoués, où il est normal de se faire humilier publiquement par les hommes et où les gérants font des blagues de sodomie sur la nouvelle employée.

J'écris en espérant sincèrement que mes mots ouvriront les yeux de quelques personnes (une seule suffirait). J'écris pour que l'on comprenne que la manière dont je suis habillé n'excuse aucun comportement de domination à mon égard. J'écris pour que les femmes comme moi comprennent qu'elles n'ont pas à subir ces traitements. J'écris pour que les hommes qui nous aiment dénoncent les injustices dont ils sont témoins.

J'écris pour en finir avec cette société qui laisse la violence sexuelle imprégner nos interactions jusque dans nos milieux de travail, jusque dans nos lits, jusque dans nos têtes. J'écris parce que mes yeux commencent à s'ouvrir sur un monde souillé de schémas répétés de pères en fils et de mères en filles, où des comportements dégradants sont considérés comme normaux. Je ne suis plus cette fille qui dit «Oui, monsieur!» Non, je ne me laisserai plus, mais plus jamais, être dominée.

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