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Une philosophie peut-elle appeler au meurtre?

Il ne s'agit donc pas ici de s'intéresser à Heidegger membre du parti nazi de 1933 à 1945, mais bien à celui qui voulait devenir «le führer du Führer».
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Le propos général du livre Naufrage d'un prophète - Heidegger aujourd'hui de François Rastier, que l'auteur dédie à la mémoire de Primo Levi, est celui d'un interprète critique face à un corpus intentionnellement problématique: celui des écrits de Martin Heidegger. Les réécritures et effacements du philosophe allemand lui-même, son style prophétique et divinatoire, les traductions édulcorées et lénifiantes de ses disciples, le refus de l'accès à l'intégralité du corpus par ses ayants-droit presque quarante après son décès, nourrissent ici les questions philologiques et herméneutiques sur sa réception.

L'ouvrage, qui n'est pas réservé aux philosophes, s'ouvre sur la situation volontairement paradoxale de la lecture de ces textes. Comment les interpréter «alors même que l'auteur le refuse et selon quel principe?».

La récente publication des premiers tomes des Cahiers noirs [1], qui ont tranché la question naguère controversée de l'antisémitisme du Maître, conduit l'auteur à étudier ces écrits à la lumière de ceux des idéologues allemands de la période nazie. La confrontation met alors en lumière le projet politique heideggérien dans son programme sacrificiel, conduit dans les mêmes termes que les thèses d'Hitler ou les écrits de Rosenberg ou de Carl Schmitt.

Il ne s'agit donc pas ici de s'intéresser au membre du parti nazi qu'il fût de 1933 à 1945, mais bien à celui qui voulait devenir «le führer du Führer», selon les propos de Karl Jaspers. Le discours prophétique, toujours si difficile à établir, s'inscrit dans une temporalité à l'échelle du millénaire tout comme celle promise pour le Reich par Hitler. De ce point de vue, la défaite de l'Allemagne nazie peut être relativisée au regard de la portée apocalyptique du message.

«L'art de ne pas lire», auquel se consacre le chapitre suivant, fait obstacle, textes référencés et traductions à l'appui, à la dissociation complaisante de philosophes tout particulièrement Français, entre l'engagement politique d'Heidegger au côté du régime nazi et textes fondateurs de sa philosophie. En dressant le constat de cette exception philologique assumée par le maître et ses disciples, l'auteur rend un hommage appuyé au travail d'Emmanuel Faye [2]. Face au conformisme académique qui n'aime guère réviser ces certitudes [3], ni ses cours et préfère dénigrer, voire diffamer, l'auteur défend l'idée d'une reconsidération herméneutique ouverte par la publication des premiers volumes des Cahiers noirs. Reconsidération impérieuse face à une œuvre qui, souligne-t-il, est paradoxalement «ainsi faite pour n'être ni lue, ni interprétée»: la grandeur du philosophe valant pour contenu de son corpus. Curieusement les disciples ne s'associent pas aux demandes d'ouverture des archives, toujours fermées aux chercheurs.

François Rastier examine ensuite l'idiolecte d'Heidegger, son art secret d'écrire. Il se fonde sur de nombreux exemples pour illustrer, Mein Kampf à l'appui, la manière dont Heidegger a intégré par ontologisation et nominalisation, le propos hitlérien au discours philosophique. L'analyse du fonds sémantique de la rhétorique heideggérienne, qu'il s'agisse de sa correspondance avec Elfide sa fiancée, dès 1916, ou des deux conférences prononcées en 1949, renseigne sur la nature d'un programme identitaire échafaudé sur la peur d'une destruction de l'identité de l'être de par sa promiscuité avec celui qui n'a pas de sol (le juif errant en l'occurrence). On y apprend avec effroi, comment l'auteur de Sein und Zeit a mis ses compétences rédactionnelles au service d'un brouillage historique macabre, transformant les bourreaux en soi-disant victimes. Les vraies victimes, quant à elles, n'en seraient pas vraiment puisqu'elles n'étaient pas des êtres devant la mort, mais des Stück, autrement dit des pièces préalablement tatouées et «produites» dans un processus de travail à la chaîne (fabrication de cadavres).

François Rastier donne au lecteur consterné par des propos que de nombreux extraits mis en notes viennent attester, la raison d'être d'un tel programme, celui de pouvoir aujourd'hui justifier l'injustifiable: l'extermination. La récente publication d'une partie des Cahiers noirs qui n'apprennent en effet rien de bien nouveau sur l'antisémitisme viscéral d'Heidegger sont néanmoins en droit de soulever les plus grandes inquiétudes dans le présent de leur réception. L'auteur remarque que cette parution tardive a été programmée par Heidegger lui-même, afin de pouvoir ménager une radicalisation progressive de son œuvre et être reçue sous les meilleurs auspices au siècle suivant. À ce moment, le lecteur qui se remémore l'avant-propos de l'ouvrage prend conscience qu'il lit bien plus qu'un livre d'herméneutique philologique sur les manipulations et méprises demi volontaires qui émaillent les écrits, du et sur le philosophe, mais «un point de vue présentiste à un moment où les questions de la responsabilité de la pensée et de la reconstruction de l'éthique se posent avec acuité». Ce chapitre exemplifie le propos en réservant une large part aux dénis de l'heideggerisisme contemporain, qui sous la plume des Badiou, Vittimo,Trawny, etc., associent à leur tour les victimes à leurs bourreaux et participent activement d'une banalisation de l'antisémitisme.

Au chapitre suivant, l'auteur ouvre les Cahiers noirs qui, au-delà de l'antisémitisme radical, confirment le rapport indéfectible entre la philosophie heideggérienne et le nazisme. La publication des Cahiers accomplit la teneur prophétique exterminatrice de l'œuvre. Voilà qui sonne, malgré leur déni et leur relativisme de mise, la crise des apologistes heideggériens dans la distinction qu'ils ont toujours cherché à opérer entre le nazi et le philosophe. Philosophie bâtie contre un monde enjuivé vivant dans l'oubli de l'être, puisqu'apatride et cosmopolite, auquel sont associées la pensée instrumentale et la modernité technique. Les victimes de l'industrie de la mort sont alors les agents d'une mondialisation bancaire et industrielle qui traite des humains comme des numéros: cet amalgame devenu récurrent dans les discours de l'extrême droite.

L'ouvrage caractérise alors le pivot de la philosophie d'Heidegger dans la façon dont elle a détourné la tradition ontologique (être parmédien défini comme identité à soi) pour fonder une idéologie identitaire, celle de l'essence du peuple allemand appelé à la domination. L'abstraction des écrits du Maître relève du paralogisme contre lequel la rhétorique en son temps et la rationalité philosophique se sont construites, comme l'illustre savamment l'ouvrage.

François Rastier conduit ses lecteurs aux deux points de rendez-vous, tout aussi essentiels qu'habituels pour qui a coutume de le lire: la déontolgie puis la responsabilité. C'est sous cette double égide que s'achève son ouvrage et que s'ouvre la question des enjeux humanistes présents. La philosophie d'Heidegger, qu'il conviendrait de rebaptiser «doctrine dangereuse» comme véritable idéologie de la transgression, serait-elle à même de mieux faire comprendre et donc par là-même de justifier l'extermination nazie du siècle passé et la barbarie présentée comme indifférenciée au siècle naissant?

À moins qu'elle ne nous permette d'une part de nous y accoutumer et d'autre part, d'envisager l'exclusion de l'autre, de l'étranger, comme la planche de salut prônée par la propagande identitaire. La phrase de Rithy Panh, rescapé témoin du génocide cambodgien, citée au cœur de l'ouvrage, met en lumière la portée générale du propos: «Avant tout massacre, il y a une idée» (Le Monde, 7 avril 2014).

Ce livre rappelle qu'il n'y a pas d'affaire Heidegger qui renverrait dos à dos détracteurs et défenseurs de la pensée du Maître, puisque ce n'est pas à une pensée mythifiée qu'il s'intéresse, mais aux écrits et à leurs stratégies d'intimidation et de séduction. Il faut avoir le courage de relire Heidegger et de reconsidérer l'état de la question. Cette tâche revient aux sciences de la culture, elle illustre le programme de la sémantique interprétative qui engage à renouer avec l'herméneutique matérielle à l'heure des corpus numériques. Elle rappelle que tout texte doit être rapporté à un corpus pour être interprété. L'élargissement du corpus heideggérien aux Cahiers noirs a changé la réception d'une œuvre qui en perdant son ambiguïté peut, espérons-le, voir sombrer son pouvoir de séduction. L'ouvrage de François Rastier concourt à ce naufrage.

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[1] Schwartzen Hefte, journal de pensée de Martin Heidegger (1889-1976) tenu à partir de 1930. Les quatre premiers volumes (1 800 pages) viennent d'être publiés en allemand par Peter Trawny qui a été chargé, par les ayant droits, d'en établir le texte.

[2] Emmanuel Faye, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie: autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, Idées 2005; et Emmanuel Faye. (ed) Heidegger, le sol, la communauté, la race, collection Le grenier à sel, Paris, Beauchesne, 2014.

[3] Sans commune mesure avec l'enjeu démocratique que sous-tend la reconsidération du corpus heideggérien, un conformisme académique similaire s'est récemment illustré lors de la publication des Écrits de linguistique générale de Saussure (2002) qui auraient pourtant dû conduire l'ensemble de la discipline à une relecture du Cours de linguistique générale publié par Charles Bailly.

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