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Doit-on rendre les entreprises responsables de leurs comportements à risque?

L'évolution conjointe de la responsabilité limitée et de l'aléa moral, ou comment l'instabilité est devenue une caractéristique systémique du capitalisme contemporain, et ce que nous pouvons faire.
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Bien que la prise de risque excessive ait largement été considérée comme responsable de la débâcle financière qui a déséquilibré l'économie mondiale en 2008, il existe toujours une importante lacune dans les recherches visant à expliquer ce qui a changé au juste dans les années précédant la crise.

À ce jour, un facteur important, mais négligé est la structure juridique particulière qui protège les entreprises des conséquences négatives de leurs actions et les incite ainsi à la prise de risque.

Ce billet a été publié dans le cadre de l'opération Têtes Chercheuses, une initiative du HuffPost France qui permet à des étudiants ou chercheurs de grandes écoles, d'universités ou de centres de recherche partenaires de promouvoir des projets innovants en les rendant accessibles, et ainsi participer au débat public.

Le privilège de la responsabilité limitée, qui est associé aux structures légales des sociétés anonymes un peu partout dans le monde, signifie légalement que les investisseurs ne sont responsables que pour la somme qu'ils ont investie dans l'entreprise, sous forme d'actions ou d'obligations. Si une entreprise fait faillite ou est poursuivie en justice, c'est bien l'entreprise que les plaignants poursuivent et non ses "propriétaires", les actionnaires, qui ne sont ni individuellement, ni collectivement responsables des dettes ou des coûts éventuels générés au-delà de la capitalisation boursière de l'entreprise. Ce système a par exemple protégé les actionnaires de BP dans le cas de l'explosion en 2010 de Deepwater Horizon et de la fuite de pétrole qui s'en est suivie ; ce sont les contribuables américains qui ont dû en définitive assumer les coûts astronomiques de nettoyage. En d'autres termes, on peut concevoir le privilège légal de la responsabilité limitée associé à de nombreuses structures juridiques comme un mécanisme incitant fortement à la prise de risque et générant, de fait, des situations d'aléa moral.

La notion d'aléa moral était à l'origine une notion associée au secteur de l'assurance ; un individu bénéficiant d'une assurance étant susceptible de prendre plus de risques en se reposant sur le fait que les conséquences financières éventuelles de son comportement à risque seraient assumées au moins en partie par l'assurance. Le mécanisme de l'aléa moral se retrouve ensuite dans le secteur bancaire à travers le principe du "prêteur en dernier ressort", selon lequel l'État a "assuré" les banques, depuis la fin du 19e siècle en particulier, contre les pertes que leur comportement à risque pouvait engendrer.

Nos recherches nous amènent à identifier la responsabilité limitée comme un mécanisme supplémentaire de l'inscription au cœur de notre système capitaliste des comportements d'aléa moral. L'association de la responsabilité limitée, du mécanisme du "prêteur en dernier ressort" et de la logique du "trop gros pour faire faillite" se cumulent dans le secteur financier et bancaire pour rendre les comportements d'aléa moral et leurs conséquences dramatiques particulièrement tangibles; la crise de 2008 a entraîné le renflouement des banques y compris dans les sociétés les plus a priori non interventionnistes. Là encore, c'est le contribuable qui a payé la note.

Perspectives historiques

Il paraît aujourd'hui impensable qu'un investisseur soit tenu responsable d'un accident ou de la faillite de son entreprise au-delà de la valeur des titres qu'il détient. Pourtant c'est bien ce qui se produisait au XIXe siècle, quand le capitalisme moderne tel que nous le connaissons a pris son essor. À l'époque, la plupart des entreprises s'inscrivaient encore dans un régime juridique de responsabilité illimitée : si l'entreprise dans laquelle vous aviez investi tournait mal, non seulement vous étiez responsable pour toute la somme que vous aviez investie dans l'entreprise, mais encore la faillite ou le remboursement des dettes pouvait empiéter sur votre patrimoine personnel ou familial. Les comportements d'aléa moral étaient perçus comme moralement répréhensibles.

Au fil du temps, les notions de responsabilité limitée et d'aléa moral sont progressivement devenues acceptables et acceptées et largement diffusées - voire moralement banalisées et neutralisées. La responsabilité a été de plus en plus perçue comme devant être limitée, pour encourager l'innovation et le risque - et le comportement d'aléa moral est devenu l'expression d'une certaine forme de rationalité.

J'explorais, à l'origine, l'évolution historique de la responsabilité limitée; et à travers ce travail j'ai identifié les conséquences de la responsabilité limitée pour ce qui est des comportements à risque avec effet d'aléa moral. J'ai donc impliqué Joel Bothello, étudiant en doctorat, pour m'aider à travailler sur le lien entre ces deux notions.

La responsabilité limitée: une base structurelle pour le risque moral

De nombreux chercheurs ont déjà fait le lien entre la crise de 2008 et la démultiplication des comportements d'aléa moral. Mais, l'aléa moral est-il inscrit dans la nature humaine ?

Notre recherche montre plutôt que la responsabilité limitée est un mécanisme structurel puissant qui encourage la prise de risque avec effet d'aléa moral et inscrit donc au cœur du capitalisme contemporain une forme d'instabilité chronique. Si les deux notions semblent avoir évolué de manière séparée, elles sont en fait en étroite interaction depuis la fin du XIXe siècle, et aujourd'hui la responsabilité limitée explique en grande partie l'accélération indéniable des comportements à risque avec effet d'aléa moral. Dans le cas de la dernière crise financière, les conséquences de cette interaction entre responsabilité limitée et aléa moral ont été particulièrement dramatiques.

Des changements de politique pour décourager la prise de risque excessive

La solution durable à ce genre de problème systémique ne peut se réduire à l'identification et à la punition de comportements individuels aberrants. À terme, il nous faut peser, collectivement et politiquement, le pour et le contre d'un système qui réduit de manière drastique la responsabilité légale et financière d'entités organisationnelles qui deviennent de plus en plus puissantes et incontournables.

Évidemment, un retour à la responsabilité illimitée systématique serait inapplicable dans le contexte du capitalisme contemporain. En revanche, les sociétés et les politiques pourraient exiger un principe de responsabilité étendue - selon lequel, par exemple, la responsabilité des actionnaires pourrait être un multiple de l'investissement initial. L'effet multiplicateur dépendrait de la nature critique du secteur pour la stabilité économique d'un pays ou d'une région et refléterait un choix collectif, une préférence sociétale et politique. Dans un tel contexte, les actionnaires seraient sans doute beaucoup plus enclins à contrôler les comportements à risque des entreprises dans lesquelles ils investiraient - ce qui permettrait sans nul doute de diminuer l'instabilité chronique de notre système capitaliste.

Cette idée gagne peu à peu du terrain parmi certains universitaires et hommes politiques. La question est de savoir si le système législatif ira en effet dans cette direction, dans un avenir plus ou moins proche.

POUR ALLER PLUS LOIN: Lire l'étude

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