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Une autiste dans la cour d'école!

Pendant que mes camarades nouvellement en liberté s'exclamaient de joie, couraient à leurs casiers pour s'emmitoufler gaiement de leurs foulards, tuques et moufles de toutes couleurs et rayures, moi j'angoissais. J'entendais tout tambouriner dans ma tête.
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C'était toujours un peu la même rengaine, un identique refrain récité à l'infini, le Boléro de Ravel joué en boucle, semaine après semaine. Deux fois par jour, vers 10 heures ou 10 heures 15 le matin. Une deuxième représentation à heures fixes en après-midi. Je me cramponnais psychologiquement à mon pupitre de bois imprimé des filigranes de graffitis à demi-effacés lors du fameux « lavage » de bureau du dernier jour de l'année scolaire précédente. Une cloche assourdissante rebondissait sur mes tympans avertis. Pourtant, je le savais bien à l'avance, l'horloge me narguait de ses aiguilles qui faisaient office de compte à rebours. Le rituel funeste de la récréation venait d'être inauguré une fois de plus.

Pendant que mes camarades nouvellement en liberté s'exclamaient de joie, couraient à leurs casiers pour s'emmitoufler gaiement de leurs foulards, tuques et moufles de toutes couleurs et rayures, moi j'angoissais. J'entendais tout tambouriner dans ma tête : les fracas métalliques des portes de casiers, les voix fortes, l'écho des couinements des chaussures de sport dans le corridor quand un petit camarade freinait abruptement sur le sol. Chaque jour, une petite question récurrente venait me hanter, comme un fantôme qui agite cyniquement ses chaines pour effrayer le pauvre monde: pourquoi?

Tout me rendait anxieuse : les cris sans fin, les jeux sans règlement ancré qu'on ajuste pour avantager Christine ou Simon, c'est-à-dire le plus convaincant dans ses prises naissantes de pouvoir, les bousculades non-annoncées et les jeux de ballon qu'on se lance sur tous les coins sensibles du corps sous prétexte que c'est sportif, c'est du « ballon-chasseur ». Puis l'intimidation qui planait comme un mauvais nuage grisâtre et toute une macédoine de pratiques sociales qui m'apparaissaient singulières, indéchiffrables et amèrement dangereuses. Pour sauver ma peau, j'aurais dû fuir, par-dessus les clôtures Frost. En anglais, ils disent « it's double Dutch ». Oui, c'était du double néerlandais. Je ne saisissais ni virgule, ni accent dans ces langages gestuels et ces non-dits devant lesquels je demeurais de glace.

J'aurais préféré, et de loin, une autre généreuse portion de géographie, un bol supplémentaire d'histoire naturelle ou vingt pages de grammaire à apprendre par cœur. Tout, mais pas ça. Le professeur à l'avant, moi sur ma chaise couinante, chacun à sa place, je survivais. À l'extérieur, c'était une pluie d'incertitudes, des averses de stimulations sensorielles ingérables.

On voulait me socialiser, mais je l'ignorais. De toute manière, sans cahier Canada, sans manuel scolaire à la couverture explicite, sans mot calligraphié au vert tableau à grands coups de craie poudreuse, je n'avais nullement conscience qu'il se jouait une matière scolaire cachée dont l'échec allait avoir des conséquences sur toutes les étapes à venir de ma vie. Pas de signe rouge au bulletin trimestriel, aucun indice n'outre les remarques oppressantes des enseignants : « va jouer avec les autres, dégêne-toi! » Ou les semonces aux rencontres avec les parents : « votre fille ne s'implique pas assez dans les activités de groupes ».

Dans cette envie tranchante de me normaliser en me faisant mariner passivement avec mes semblables, on m'a au contraire infligé une anxiété généralisée et intolérable au quotidien ainsi que le sentiment ineffaçable d'être une mauvaise personne, indésirable et facile à ignorer. Tout ceci a commencé à matérialiser puis à accentuer mon sentiment d'être déphasée par rapport à mes contemporains. Je vivais une différence, mais je ne la comprenais évidemment pas. Elle n'avait pas de nom, mais elle était tapie dans le coin à me surveiller.

Alors de la socialisation instinctive, je n'ai rien appris. Si un bain de foule avait été constitué d'eau, je me serais noyée sans aucun réflexe de survie pour rester la tête hors des flots. La foule disparate et énervée m'engloutissait et je sombrais dans des fonds marins, sans bonbonne d'oxygène. Aucun mimétisme embryonnaire chez moi. Juste le désir d'entendre cette seconde cloche, celle du retour en classe, comme le relâchement d'un prisonnier politique qui se fait enfin détacher après une longue et injuste captivité. Enfin je pouvais recommencer à respirer régulièrement.

Les autres enfants ne me comprenaient évidemment pas et ma compagnie n'était pas celle pour laquelle on organisait des concours de popularité. Quelques camarades, certains plus tranquilles que la masse, me faisaient une petite place où je pouvais être stationnée silencieusement à leurs côtés près du mur de ciment, donc sans être complètement esseulée. Mais moi, je rêvais d'être loin. Ailleurs.

Aujourd'hui, si on me demandait ce que j'aurais aimé, je mettrais au premier plan une bonne dose de calme, de l'encadrement dans un climat prévisible et le droit d'être Marie Josée, solitaire, à la bibliothèque ou dans un local tranquille. Car si l'enfer existait pour moi en tant qu'enfant, il avait un nom bien défini : cour de récréation...

Pour suivre les activités et conférences de Marie Josée Cordeau, vous pouvez consulter son site internet.

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