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Le prince des boulevards

Gabriel Sabourin a réussi un tour de force: écrire comme Feydeau, sur Feydeau.est un merveilleux moment de théâtre qui recrée la Belle époque avec grâce et pertinence tout en ajoutant une résonnance contemporaine et universelle
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Gabriel Sabourin a réussi un tour de force: écrire comme Feydeau, sur Feydeau. Le Prince des jouisseurs est un merveilleux moment de théâtre qui recrée la Belle époque avec grâce et pertinence tout en ajoutant une résonnance contemporaine et universelle au destin d'un homme hors du commun. Beau coup d'éclat pour le Rideau Vert.

Tout le monde, ou à peu près, a vu du Feydeau un jour ou l'autre. Avec Sacha Guitry et Willy (le premier mari de Colette), ils sont au début du 20e siècle ce que dans une certaine mesure nos humoristes peuvent représenter maintenant : des commentateurs et observateurs de la société bourgeoise de l'époque, possédant tous les trois un esprit de répartie fort amusant, osant des blagues sur la sexualité qui en faisaient rougir plus d'un et se plaisant également à dénoncer une certaine hypocrisie caractéristique de cette nouvelle classe sociale qui s'était vite enrichie et qui ne possédait pas le raffinement et la sophistication de l'ancienne aristocratie. Mais voilà, seul Feydeau est toujours joué au théâtre, les autres ayant été peu à peu oubliés (mais pas par moi) et Un fil à la patte ou Le dindon (monté au TNM en 2012) remplissent toujours les salles.

L'idée ici avec Le prince des jouisseurs est d'avoir créé une pièce qui fonctionne avec la même mécanique éprouvée que Feydeau lui-même utilisait: des situations cocasses qui n'ont aucun sens, des déboires conjugaux d'où d'ailleurs les femmes sortent la plupart du temps triomphantes, des portes qui claquent, des personnages qui ne devraient pas se trouver là cachés derrière le rideau ou sous le lit, l'incident inattendu et la réplique assassine. La différence c'est que Gabriel Sabourin a ajouté à son texte une dimension de profondeur et de réflexion sur la vie de ce jouisseur impénitent et un revirement à la fin qui se révèle véritablement touchant. Bref, du Feydeau amélioré.

Le décor de Jean Bard répond à tous les critères du vaudeville : une chambre d'hôtel banale où réside Feydeau entre deux virées sur les grands boulevards où, dit-il, il va chercher son inspiration. Bard a eu la bonne idée de mettre des toiles d'impressionnistes sur le mur, car Georges Feydeau était un collectionneur, peut-être pour compenser le fait qu'il se considérait comme un peintre raté. La mise en scène de Normand Chouinard, un familier de Feydeau, fonctionne au poil avec ce qu'il faut de performance physique de la part des comédiens. Et ces derniers sont tous très bons.

Alain Zouvi, inoubliable en Feydeau, incarne superbement cet homme au bord du précipice qui n'a jamais su mettre un frein à ses désirs, à sa consommation d'alcool et de femmes, et qui commence à le payer très cher. Jonathan Michaud, en fils banquier frustré de ce père flamboyant, est fantastique. Il résume son drame en disant qu'il n'est qu'une crotte de caniche sur le trottoir des boulevards où son géniteur a triomphé. Et, comme l'observe Feydeau senior, il a le désespoir amusant. Gabriel Sabourin, non content d'avoir écrit le texte, joue avec brio le tragédien Sicard, jaloux des succès d'un auteur qu'il juge futile et superficiel. Geneviève Rioux incarne l'épouse divorcée avec un panache qui n'appartient qu'à elle et avec de merveilleuses robes, créations de Suzanne Harel. Hélène Mercier se révèle indispensable en femme de chambre au prénom de fleur interchangeable et Frédéric Desager nous fait bien rire en vieillard libidineux qui perd tous ses moyens et retrouve ses quinze ans (!) à la vue de la charmante Sofia Sévignie (Marie-Pier Labrecque), une infirmière en réorientation de carrière qui n'a de yeux que pour Feydeau. Tout ce beau monde se démène, se propulse, s'agite sur scène d'imbroglios en quiproquos pour notre plus grand plaisir.

Mais ce n'est pas qu'une brillante imitation de Feydeau. Le texte finement écrit, excellemment confectionné et intelligemment charpenté de Gabriel Sabourin va plus loin que la simple anecdote qui fait rire un public avide de divertissements. Il y a à la fin une véritable réflexion sur la vie, l'amour, la mort qui nous ramène au destin tragique de ce dramaturge décédé à 58 ans des conséquences de la syphilis et qui a vécu toute sa vie avec une légèreté quasi insoutenable. Prince des boulevards, Prince des jouisseurs, Prince des humanistes, Feydeau se révèle ici aussi moderne et pertinent qu'il y a plus de 100 ans.

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