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«Une maison de poupée»: toujours moderne, cet Ibsen

Proto-féministe sans le savoir, le dramaturge fait de ses personnages féminins le moteur de son théâtre et dénonce l'aliénation familiale dont sont victimes les femmes.
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Maxim ParéFortin

C'est bien, bien bon ce que La Shop Royale nous offre sur la scène de la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier: La maison de poupée d'Henrik Ibsen, adaptée par l'incomparable Rebecca Deraspe, est une pièce qui date de 1879 et qui se révèle toujours résolument moderne.

Ibsen est le plus grand dramaturge scandinave.

Proto-féministe sans le savoir, il fait de ses personnages féminins le moteur de son théâtre et dénonce l'aliénation familiale dont sont victimes les femmes. Il est révélateur de se rendre compte que tout au long du XXe siècle, la fin de la pièce a été modifiée lors de sa production dans différents pays d'Europe; une fin considérée trop choquante par le patriarcat.

Nora (Marie-Pier Labrecque) est mariée à Torvald (Jean-René Moisan). Mère de trois enfants (dont s'occupe une nounou), elle est belle, superficielle, matérialiste, tributaire du regard des autres et démontre une belle insensibilité face à la souffrance de ses semblables. Ses disputes avec son mari portent sur son magasinage excessif et le fait qu'elle a peut-être fumé une cigarette.

Torvald, qui en est visiblement toujours amoureux, la garde dans une constante position d'infantilisation et donc de dépendance. Nora mise, comme beaucoup de femmes, sur son pouvoir de séduction et sa beauté pour obtenir ce qu'elle veut. Et ça fonctionne la plupart du temps.

Mais elle a un secret: plusieurs années auparavant, ne travaillant pas et n'ayant aucun moyen d'emprunter de l'argent, elle a commis un faux pour se procurer la somme nécessaire à la guérison de son mari malade. L'affaire est éventée, puis résolue, mais dans ce processus, Nora se rend compte qu'elle n'est qu'une marionnette, une poupée aux mains des hommes. Son père d'abord, son mari ensuite, ils lui disent quoi penser, comment se comporter: elle ne jouit d'aucune autonomie. Nora découvre qu'elle est un individu, qu'elle est capable d'agir, d'exercer son libre arbitre, de réussir son évasion. C'était révolutionnaire en 1879. Ça peut l'être encore maintenant.

Rebecca Deraspe a adapté la pièce pour rejoindre les cœurs et les esprits contemporains et pour donner une peinture psychosociale de ces milieux bourgeois où l'apparence est tout ce qui compte.

Il y a des cellulaires, des courriels et Beyoncé. Et également la peinture plausible d'une jeune femme qui a choisi de rester à la maison pour élever ses enfants (puisque, n'est-ce pas, on peut faire ce choix), qui n'a pas reçu une éducation très poussée et qui réalise qu'elle est prisonnière d'une relation toxique. Son amie Kristine (Kim Despatis) va lui dire qu'elle n'a pas besoin du regard d'un homme pour exister, surtout lorsque ce regard et les paroles qui l'accompagnent s'évertuent à la dévaluer constamment, à la comparer à de petits animaux gentils et tout doux, et à douter qu'elle puisse faire preuve d'une parcelle d'intelligence et d'autodétermination.

La révélation pour Nora viendra lorsque ce mari, qu'elle croit aimant et indulgent, va l'abîmer de bêtises lorsqu'il découvre la malversation à laquelle elle s'est livrée. La scène nous brise le cœur et Marie-Pier Labrecque nous y fait comprendre parfaitement que l'amour ne suffit pas, que la dignité est nécessaire.

La distribution, complétée par Simon-Pierre Lambert (Nils) et Mathieu Lepage (Rank), est superbe. La mise en scène de Benoit Rioux est précise et efficace, mais c'est Marie-Pier Labrecque qui porte ce spectacle sur ses épaules. Elle compose une Nora multidimensionnelle dont la profondeur se fait jour peu à peu et dont le virage à 180 degrés à la fin est complètement logique et recevable, grâce au remaniement brillant du texte qu'a effectué Rebecca Deraspe.

Refusant le confortable sarcophage qu'est son existence, Nora va enfin aller vivre, acceptant d'en payer le prix, devenant enfin qui elle est, qui elle sera, sachant que ce sera difficile et ardu, et acceptant le défi. Et laissez-moi vous dire qu'il s'agit d'une tirade bouleversante.

Une maison de poupée fait preuve d'un sens admirable de la vérité humaine. Les théories hardies d'Henrik Ibsen résonnent encore aujourd'hui, car il a très bien compris il y a 150 ans que les femmes étaient prises au piège, que les hommes considéraient que tout était toujours de leur faute et qu'il fallait qu'elles s'éloignent du mépris si elles voulaient vivre pleinement.

La femme qui s'appelle Nora n'existe pas, dira Nora. Et elle n'existera pas, en effet, tant qu'elle n'aura pas choisi de le faire.

Une maison de poupée: Une production La Shop Royale, au Théâtre Denise-Pelletier jusqu'au 29 mars 2019.

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