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«Le joueur»: tout est démesure

Vulnérable et fort, esclave de deux passions, le jeu et les femmes, Alex n'en sort pas indemne car l'amour est irrémédiablement souillé par l'argent. Tout est impossible, on n'émerge pas victorieux d'un tel combat.
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L'âme russe, c'est tout sauf confidentiel. Si pour plusieurs elle se matérialise dans le personnage de Raskolnikov, déprimé et déprimant, marchant sans but, ronchonnant et en proie à des hallucinations dans les rues de Saint-Pétersbourg, je pense qu'elle est beaucoup plus bruyante que cela, qu'elle s'exprime avec des éclats, de l'extravagance et des morceaux de bravoure. L'âme russe fait du bruit.

Le joueur au Prospero bénéficie de la mise en scène la plus excitée du monde et cette mise en scène de Gregory Hlady m'a jeté en plein visage tous ces sentiments excessifs, tous ces moments frôlant la folie, ces décisions qui n'ont pas de sens, ces engrenages dans lesquels se démènent des humains fragiles qui ne comprennent rien, tout ce qui est Dostoïevski avec ses excès, ses émotions, ses débordements avec les comédiens sur scène qui se livrent à de véritables performances physiques, quasi athlétiques ponctuées de coups de tonnerre et de musique tonitruante. Rien de subtil ici. Tout est grossi, démesuré, excessif, j'ai adoré voir ainsi exprimés les émotions et les états d'âme sans retenue aucune.

Paul Ahmarani, ce cobra intelligent, est un Alex flamboyant, habillé du rouge de la roulette du casino et nous donnant, comme à son habitude, toute la palette des émotions ressenties. Précepteur chez ce Général falot (Peter Batakliev), il perd sa vie et son temps à exister à côté de lui-même. Le malheur c'est que dans cette ville d'eau où se retrouvent de riches oisifs, il n'y a rien à faire sauf jouer.

Comme l'a écrit Françoise Sagan, qui remet les choses en perspective: (...) après une heure qui vous a fait battre le cœur, oublier le sablier du temps, oublier le poids de l'argent, oublier les entraves tentaculaires de la société (...) l'argent redevient ce qu'il ne devrait jamais cesser d'être: un jouet, des jetons, quelque chose d'interchangeable et d'inexistant dans sa nature même. Sauf que les personnages du Joueur n'ont pas lu Françoise Sagan.

Tous les comédiens se tirent bien d'affaire et j'ai particulièrement apprécié Jon Lachlan Stewart en Mr. Zéro, ce valet étrange un peu magicien, un peu chef d'orchestre qui laisse deviner plus qu'il ne dit. Et bien sûr, Danielle Proulx, toujours souveraine en fourrures blanches, qui incarne une baronne sublime et retorse, prête à tout pour servir une leçon à ceux qui attendent sa mort avec impatience afin d'hériter, mais aussi capable de générosité et d'altruisme.

Il n'y a rien de stoïcien ici. Tous ces personnages tourmentés ne tiennent qu'à un fil, étant persuadés que l'argent représente la solution à tous leurs maux. J'ai particulièrement apprécié la scène où la grand-mère joue au casino, un moment d'une incroyable tension où le spectateur peut absolument s'identifier à cette frénésie qui habite les joueurs, ces moments où l'éternité est en suspension et où tous les possibles se profilent.

Sur la scène, on crie, on s'exclame, on saute de joie ou on est désespéré. Tout est ici démesure. Vulnérable et fort, esclave de deux passions, le jeu et les femmes, Alex n'en sort pas indemne car l'amour est irrémédiablement souillé par l'argent. Tout est impossible, on n'émerge pas victorieux d'un tel combat.

J'ai beaucoup aimé cette interprétation du Joueur, tout en passion et en désirs incontrôlables. Ma compagne de ce soir-là a détesté. Ce qui a donné lieu à des échanges vifs, quoiqu'amicaux. Ce qui m'a plu c'est le fait de ramener Dostoïevski aux origines de la tragédie grecque alors que les hommes ne sont que les jouets de dieux pervers et qu'ils ne peuvent rien face à leur irrémédiable destin. La fatalité du jeu en est l'expression catastrophique. Et, vraiment, n'importe quel thérapeute vous le dira, il ne faut pas réprimer Dostoïevski.

Le joueur, au Théâtre Prospero jusqu'au 20 février 2016.

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