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«Des souris et des hommes»: géographie du rêve inatteignable

Que ce roman écrit en 1937 continue de résonner auprès des générations subséquentes en dit long sur l'universalité des thèmes et sur la charge émotive de cette histoire.
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Steinbeck nous parle de ce rêve américain dont une minorité profite, mais qui laisse des tas de gens sur le carreau, aux prises avec la cruauté d'un système sans pitié.
Caroline Laberge
Steinbeck nous parle de ce rêve américain dont une minorité profite, mais qui laisse des tas de gens sur le carreau, aux prises avec la cruauté d'un système sans pitié.

La caresse et le meurtre se côtoient entre les mains de Lennie, cet inoubliable personnage de la pièce de John Steinbeck, Des souris et des hommes, présentée au Théâtre Jean-Duceppe. Les souris, les chiots, peut-être les lapins, certainement quelques humains gravement blessés ou tués: Lenny, le géant demeuré au cœur grand comme le ciel, mais qui ne connaît pas sa force, nous a tous marqués d'une façon ou d'une autre.

Mon fils aîné, avec qui j'ai vu la pièce, se souvient très bien du film alors qu'il n'avait que neuf ou dix ans. Pour ma part je garde un souvenir indélébile du téléfilm de 1971, mettant en scène Hubert Loiselle et Jacques Godin. Que ce roman écrit en 1937, et par la suite adapté pour le théâtre, continue de résonner auprès des générations subséquentes en dit long sur l'universalité des thèmes et sur la charge émotive de cette histoire.

Steinbeck nous parle de ce rêve américain dont une minorité profite, mais qui laisse des tas de gens sur le carreau, aux prises avec la cruauté d'un système sans pitié.

Je ne résumerai pas l'histoire dans ce présent texte, présumant que tout le monde connaît déjà cette grande oeuvre. Pourquoi alors la revoir? Parce qu'il s'agit d'un texte sur les rêves, ceux qui ne se réaliseront peut-être jamais, mais qui nous tiennent en vie, ceux qui nous empêchent de stagner au ras des pissenlits, ceux qui capturent notre imagination, qui nous projettent dans un avenir nous permettant de mieux supporter le présent.

Dans une écriture sans apprêt et sans concession, Steinbeck donne la parole à des êtres sans éducation pour qui le paradis prend la forme d'une petite ferme où ils pourront cultiver leur jardin et élever quelques poules, veaux, vaches, cochons. Et des lapins. En dépit du New Deal de Franklin Delano Roosevelt qui visait à soutenir les pauvres et à redynamiser une économie en miettes à la suite du krach boursier de 1929, le but de la plupart des citoyens américains en cette période particulièrement difficile est l'autosuffisance, assortie d'une solide méfiance face aux interventions de l'État. C'est aussi de cela que nous parle Steinbeck, de ce rêve américain dont une minorité profite, mais qui laisse des tas de gens sur le carreau, aux prises avec la cruauté d'un système sans pitié.

À la mise en scène, Guillaume-Vincent Otis table sur un sobre réalisme tout en nous donnant des moments remplis de symboles, comme lorsque les personnages principaux se retrouvent à l'avant-scène alors que le reste de la distribution est debout, dans la pénombre, hiératique et quelque peu menaçante.

Le décor de Romain Fabre est dans la même veine, minimaliste et évocateur: des claies de bois délimitent l'espace, des lits superposés en métal, quelques bottes de foin, faisant la démonstration que peu d'artifices s'avèrent nécessaires lorsqu'on a un texte aussi puissant, texte d'ailleurs parfaitement traduit et adapté par Jean-Philippe Lehoux.

Benoît McGinnis et Guillaume Cyr sont parfaits. George véhicule avec force ce mélange d'exaspération et de tendresse qu'il éprouve face à Lennie, alors que ce dernier oublie tout, ne contrôle pas sa force, tout en demeurant extrêmement attachant. Il représente, d'une certaine façon, cette fusion impossible entre le réel et l'idéal.

«Des souris et des hommes» n'évoque que trop bien la fatalité que voulait souligner ce cantonnier de l'âme et du cœur qu'est John Steinbeck.

Luc Proulx est touchant en Candy, aussi âgé que son vieux chien inutile, mais rempli d'une profonde humanité. Martin-David Peters, Crooks, le Noir mis à l'écart par les autres, est celui qui lit et qui comprend. Maxim Gaudette incarne un Curley déplaisant à souhait, complexé et imbu de son petit pouvoir et Gabriel Sabourin avec son personnage de Slim, fait entendre la voix de la raison sans toujours y réussir, hélas.

J'ai aussi jeté un regard différent sur le personnage de Mae que joue Marie-Pier Labrecque. J'ai été frappée par la diabolisation de l'unique femme de la pièce. Tout est de sa faute, c'est par elle que le malheur arrive, elle est responsable de tout, pauvre petit instrument au sein d'une machine qui va la broyer. Alors qu'elle aussi rêve d'une vie meilleure loin de cet univers brutal.

La fin de la pièce, on sait tous de quoi il s'agit, m'a laissée en larmes. Des souris et des hommes n'évoque que trop bien la fatalité que voulait souligner ce cantonnier de l'âme et du cœur qu'est John Steinbeck. Avec des mots simples et des personnages ordinaires, il a réussi le tour de force de donner un poids suffoquant et une humble immortalité à cette histoire qui nous rejoint et nous touche toujours autant.

Des souris et des hommes: au Théâtre Jean-Duceppe jusqu'au 1 décembre 2018.

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