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La loi 101 au collégial

Cette fixation sur la nécessité d'étendre l'application de la Charte de la langue française au réseau collégial est le reflet de la croyance selon laquelle l'avenir du français au Québec dépend du comportement linguistique de la population.
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Cinq personnalités politiques, et non des moindres, se sont liguées pour publier récemment un document consacré quasi exclusivement à mon humble personne. Sous le couvert d'un titre apparemment anodin («Il faut franciser en amont du monde du travail»), je suis accusé successivement d'avoir «invit(é) [...] à serrer les rangs derrière Jean-François Lisée», de m'être «transform(é) en vendeur(s) de tartes aux pommes», d'avoir voulu «à l'extérieur du PQ, [...] faire taire certaines critiques», d'avoir laissé ma «partisanerie [...] (prendre) le dessus sur (mon) esprit scientifique», etc. Tout cela, parce que je m'étais permis de dire qu'il me semblait difficile de prétendre que les propositions linguistiques de M. Lisée ne soutenaient pas l'avenir du français au Québec, et qu'il fallait concentrer les efforts dans les domaines qui ont un impact important sur cet avenir. Des nombreuses propositions avancées par M. Lisée, les cinq coauteurs ne soufflent mot: oseraient-ils soutenir qu'elles ne serviraient pas à la promotion du français? Ils ne regardent que ce qui ne figure pas dans la liste des mesures proposées, et plus précisément «l'application de la loi 101 au collégial». Pour eux, «La mesure phare, c'est la loi 101 au cégep». Alors que je ne consacre que six lignes de mon article à cette mesure, l'essentiel de la réaction de nos cinq coauteurs porte sur ces quelques lignes.

Cette fixation sur la nécessité d'étendre l'application de la Charte de la langue française au réseau collégial est le reflet de la croyance selon laquelle l'avenir du français au Québec dépend du comportement linguistique de la population, et plus précisément des substitutions linguistiques. Une telle opinion n'est pas fondée: la mobilité linguistique (l'abandon d'une langue au profit d'une autre) ne joue qu'un rôle marginal dans l'évolution de la composition linguistique du Québec. Les deux grands spécialistes des substitutions linguistiques, Charles Castonguay et Calvin Veltman, s'accordent pour estimer que le gain réalisé entre 2006 et 2011 par le groupe francophone grâce à la mobilité linguistique des allophones vers le français s'élève à environ 10 000, soit 2000 par an. De mon côté, j'avais estimé à 3000 ce gain annuel pour la période 1981-2001 et pour 2001-2006, mais comme il s'agit d'estimations, qu'il s'agit de petits chiffres et que de toute manière les données de 2011 sont sujettes à caution, il me semble prudent de conclure à une stabilisation, plutôt qu'à une diminution du gain francophone entre 2001-2006 et 2006-2011.

Pour illustrer mon manque d'«esprit scientifique», nos cinq coauteurs font remarquer qu'en 2014 le nombre d'allophones qui sont passés du secondaire français au collégial anglais était supérieur au nombre enregistré en 2010 (1900 contre 1600). Selon eux, cette hausse (qui d'ailleurs vaut par rapport à n'importe quelle année antérieure à 2014) contredirait mon affirmation selon laquelle il y aurait amélioration en ce qui concerne l'attraction du collégial français auprès des allophones. Nos cinq coauteurs «oublient» simplement de dire que l'amélioration dont je parlais porte sur le pourcentage de finissants du secondaire français qui s'inscrivent au collégial anglais, ce pourcentage ayant baissé de 46% en 2001 à 31% en 2014. Si ce pourcentage a fortement baissé alors que le nombre absolu a augmenté (de quelques centaines d'unités), c'est parce que le nombre total de personnes de langue maternelle tierce inscrites au collégial français a presque doublé (de 3100 en 1995 à 3300 en 2001 à 6100 en 2014 - pendant la même période, le nombre annuel total d'allophones inscrits au collégial anglais après avoir fréquenté le secondaire en anglais est resté relativement stable, aux alentours de 1200). Un peu plus de rigueur scientifique eût été de mise de la part de ceux qui remettent en cause mon «esprit scientifique».

Que ce gain annuel dû au comportement linguistique des allophones s'élève à 2000 ou 3000, ou encore qu'il soit du double, cela reste dérisoire, comparé à l'impact de la sous-fécondité des francophones (dont le nombre d'enfants par femme est même inférieur à celui des anglophones), à celui de l'immigration internationale (35 000 immigrants non francophones chaque année, et (en ce qui concerne l'île de Montréal) à l'impact de l'étalement urbain (en 2001-2006, en moyenne quelque 24 000 personnes avaient quitté chaque année l'île pour le reste de la région métropolitaine, entraînant une perte annuelle pour l'île de près de 14 000 personnes, très majoritairement francophones). À côté du gain quinquennal de 10 000 par mobilité linguistique, le groupe francophone du Québec a enregistré en 2001-2006 près de 300 000 naissances, 237 000 décès, 40 000 immigrants et 27 000 émigrants interprovinciaux, et 76 000 immigrants internationaux. Ces chiffres démontrent clairement que ce sont les phénomènes démographiques, essentiellement la fécondité et l'immigration internationale, qui déterminent l'avenir du groupe francophone au Québec, et non la mobilité linguistique. Ces phénomènes démographiques impliquent un gain pour le groupe francophone, mais ce gain est nettement inférieur au gain démographique enregistré par les non-francophones, de telle sorte que le poids démographique du groupe francophone au sein de la population québécoise diminue continuellement (depuis 1971 dans l'île de Montréal, depuis 2001 en dehors de celle-ci).

On ne change pas de langue comme on change de chemise.

On ne peut qu'être d'accord avec la proposition avancée par les cinq coauteurs dans le titre de leur article. S'il faut en effet «franciser en amont du monde du travail», encore faut-il cependant accepter, comme nous venons de le montrer, que cette «francisation» ne joue qu'un rôle très secondaire dans l'évolution du nombre de locuteurs du français. En outre, ces cinq coauteurs semblent croire que cet «amont» se situe aux alentours de 17 ans, au moment de l'entrée dans le système collégial. Or, toutes les estimations de la mobilité linguistique montrent que la très grande majorité des substitutions linguistiques sont effectuées avant l'âge de 10 ans. Après cet âge, sauf cas exceptionnels, il est trop tard. Abandonner sa langue maternelle au profit d'une autre langue d'usage n'est pas chose aisée, surtout après un certain âge. On ne change pas de langue comme on change de chemise.

Alors que la pérennité du français au Québec est de moins en moins assurée (ainsi que le démontrent les récentes prévisions démolinguistiques réalisées par Statistique Canada, prévisions nettement plus «pessimistes» que celles que j'avais proposées en 2011), on aurait pu espérer que tous ceux qui se présentent comme les défenseurs de la langue française s'unissent pour tenter de renverser cette tendance. À lire dans le Huffington Post du 18 février dernier le billet signé par MM. Éric Bouchard, Mario Beaulieu, Maxime Laporte, Jean-Paul Perreault et par Mme Sophie Stanké, je dois malheureusement conclure que mon appel à la «convergence» est loin d'avoir été entendu.

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