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S'affranchir de l'inégalité linguistique

Cette idée de la supériorité intrinsèque de certaines langues ou variétés, de leur élégance, précision ou finesse, n'est pas nouvelle.
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Dans la foulée de la sortie récente de La langue affranchie d'Anne-Marie Beaudoin-Bégin, la suite logique de son rafraîchissant essai La langue rapaillée (2015) sur l'insécurité linguistique des Québécois (qui s'applique d'ailleurs à d'autres communautés linguistiques marginalisées par l'histoire), on assiste à une levée de boucliers de certains chroniqueurs contre le propos général de l'auteure, c'est-à-dire que toutes les variétés de langues se valent.

Dans sa chronique Une linguiste populiste publiée dans Le Journal de Montréal le 25 avril 2017, Denise Bombardier accuse Beaudoin-Bégin et les «linguistes démagogues» d'encourager les gens «à s'enfoncer dans cette langue inadéquate et limitée». Louis Cornellier, quant à lui, dans sa chronique La liberté ou la norme? publiée dans Le Devoir le 6 mai affirme que « [l]a norme prestigieuse, même si elle est sociale, existe et a des vertus (précision, nuance, efficacité, intercompréhension) », ce qui va dans le sens de ce qu'il affirmait dans sa chronique sur La langue rapaillée intitulée Notre langue est-elle trop familière?, soit que le registre soigné a une «élégance et une précision irremplaçables». Mathieu Bock-Côté corrobore cette idée reçue en prétendant, dans sa chronique Paradoxe français publiée dans Le Journal de Montréal le 6 mai, que ce registre permet d'«exprimer finement ses sentiments».

Cette idée de la supériorité intrinsèque de certaines langues ou variétés, de leur élégance, précision ou finesse, n'est pas nouvelle.

Cette idée de la supériorité intrinsèque de certaines langues ou variétés, de leur élégance, précision ou finesse, n'est pas nouvelle. Dès l'Antiquité, les Grecs postulaient que les étrangers étaient des barbares de la simple constatation que leurs langues étaient incompréhensibles à leurs oreilles, que les sons émis par ces gens ne ressemblaient qu'à des brbr.

Antoine de Rivarol allait dans le même sens pour démontrer la soi-disant universalité de la langue française dans une volonté de discréditer toutes les autres langues, y compris le latin et le grec (eh oui!), mais aussi toutes les langues «régionales» de France: «Ce qui n'est pas clair n'est pas français», écrivait-il en 1783. Les exemples du genre font légion dans le temps et l'espace, à propos de toutes les communautés linguistiques.

Même certains linguistes y ont cru, mais cette idée est révolue depuis plus d'un siècle. La fondation même de la Société linguistique des États-Unis en 1924 repose en partie sur ce constat: il faut combattre les idées reçues sur les langues, dont celle que certaines langues et variétés sont inférieures, primitives. Aujourd'hui, il y a consensus dans la communauté scientifique: «toutes les langues sont égales dans leur complexité et leur capacité à exprimer toutes les idées de l'univers» (Fromkin et Rodman, An introduction to language, 1983). Dans son ouvrage sur la dignité et l'égalité des langues (La dignidad e igualdad de las lenguas, 2004), l'éminent linguiste espagnol Juan Carlos Moreno Cabrera le répète clairement: «Nous n'avons pas de connaissance scientifique sur aucune caractéristique linguistique qui permet de déterminer si une langue, un dialecte, une variété linguistique ou un parler est meilleur ou pire (plus utile, plus riche, plus adéquat, plus avancé ou évolué, etc.) qu'un autre, que ce soit partiellement ou totalement».

La science va à l'encontre des commentaires de Bombardier, Cornellier, Bock-Côté et autres linguistes d'estrade bien-pensants. Par certains de leurs propos sur La langue affranchie et la langue en général, ces chroniqueurs démontrent qu'ils n'ont pas les connaissances nécessaires en sciences du langage pour fournir une analyse étayée: ils ne font que répéter ce que ceux et celles qui croient posséder la «bonne» ou la «vraie» langue veulent entendre. Ils contribuent, inconsciemment peut-être, à l'inégalité qui n'est pas intrinsèque à la langue, mais qui s'en nourrit. C'est ce constat de rapport de forces, d'inégalités sociales par la discrimination linguistique que relevait Pierre Bourdieu lorsqu'il écrivait que socialement parlant, «une langue vaut ce que valent ceux qui la parlent». Ajoutons que pour certains, la langue des autres vaut toujours moins que ce qu'ils pensent valoir.

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