Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Ce que le phénomène «Grey» dit de notre société

Voir ou ne pas voir? Telle est la question!
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Ce billet de blogue a été initailement publié sur le HuffPost France

Voir ou ne pas voir 50 nuances de Grey? Telle est la question!

Car en pleine période de St Valentin, nul doute: la sortie du film, après le livre au tirage multimillionnaire, ne questionne non pas l'imaginaire des spectateurs, mais bien la faculté de ces derniers à faire partie du phénomène. Ou pas.

Dans la file d'attente, des jeunes, voire de très jeunes gens, trépignent d'impatience. L'on n'est pas sérieux quand on a 17 ans. Et à quatorze, encore moins. Car le public cible se situe bien en dessous de la majorité officielle (interdit au moins de douze ans peut-on lire ostensiblement sur les affiches en France, alors que c'est 16 ans et plus au Québec). Tant pis pour les quelques spectatrices « mommy porn » qui pensaient se retrouver en nombre dans la file d'attente des grands empires actuels. Peu d'adultes matures au guichet donc, mais beaucoup d'invitations distribuées aux plus jeunes par les « escort SM-soft » qui font la promotion en veux-tu-en voilà des soirées spéciales « Grey », infusion comprise, partout en France.

- « Les « Mommy » peuvent aller se rhabiller. Ici c'est pour le délire « jeun's », me déclare un adolescent en pleine effervescence.

- « À moins qu'elles ne soient cougars! » surenchérit alors son comparse guère plus âgé.

Comme vous l'aurez compris, et ce malgré ses apparences, le film « 50 nuances de Grey » n'est pas un film pour adultes. En ce sens que les adultes (presse y comprise) ne se retrouvent pas dans cette histoire sirupeuse aux promesses exacerbées. Critiques caustiques et désabusées des uns, formules lapidaires (« circulez, y a rien n'à voir ») des autres... En ce qui me concerne, je pourrai déclarer qu'il s'agit d'un vrai « cul-de-sac », si vous me permettez l'expression.

Car disons-le tout de suite, ce film manque cruellement de profondeur autant que d'esthétisme. Point de plongées psychologiques, ni de contre-plongées artistiques dans ce monde américain suranné. Aucun jeu de lumières sur les quelques postures féminines et stéréotypées qu'offre le scénario. Point de délicieuses inquiétudes ou d'adrénaline venant enrober insidieusement le spectateur pour mieux l'emporter dans la fiction ... Pour le cinéma « art et essai », vous pouvez repasser.

Qu'on se le dise: à l'instar du livre, le succès de ce film est donc ailleurs. Mais où?

«50 nuances de Grey», une résistance au principe actuel de réalité?

Repartons du public. Du jeune public.

Que vient-il chercher? Que vient-il (en)quêter?

De la curiosité érotique? De l'excitation sexuelle? De la transgression (genre sadomasochiste)?

Pourtant et disons-le encore, « 50 nuances de Grey », qu'il s'agisse du livre ou du film, ne représente en rien l'univers réel d'un univers sadomasochiste.

Au mieux une initiation édulcorée, au pire un roman à l'eau de rose qui offre quelques coups de martinet bien huilés. Alors pourquoi tant de tapage autour d'une histoire, somme toute agréable en tant que série B, mais peu encline a priori à figurer parmi les Enfers des bibliothèques et dvdthèques du monde entier?

Une réponse pourrait se trouver au cœur même des consultations de sexologie d'aujourd'hui.

Ce que la sexologie peut dire des pratiques sexuelles d'aujourd'hui:

Ces vingt dernières années ont connu, via l'essor d'internet, une prolifération exponentielle des sites pornographiques « à bout de clics ». Offre facilitée, offre diversifiée, les industries qui alimentent le marché du X ont vu leur chiffre d'affaires décupler. En conséquence, un accès libre et illimité à des domaines jusqu'alors interdits - dont la difficulté d'accès participait du développement d'un imaginaire érotique exacerbé - a fini par imprégner la société. Pour cause, un préadolescent sur deux (à l'âge de onze ans) a déjà été confronté à des images pornographiques. De quoi faire réfléchir les parents, mais aussi le cadre pédagogique à l'éducation à la sexualité...

Car aujourd'hui, plus de livres interdits à aller dénicher dans la bibliothèque parentale, plus de revues à glisser sous le manteau au détour d'un kiosque... la sexualité s'expose (sexe pose) partout: sur le net, à la télévision, sur les téléphones, dans les cours de récréation, là même où elle n'a pas été encore recherchée...

Et c'est tout le rapport au symbolique et à l'imaginaire qui s'en trouve chamboulé.

Voire heurté, comme l'expriment les jeunes patients qui consultent pour addiction sexuelle suite à une fascination, une sidération précoce, qu'ils ne peuvent par la suite ignorer, ni effacer.

Si la pornographie imprègne notre quotidien d'adultes, elle l'imprègne encore bien davantage chez les jeunes gens en quête d'éveil à la sexualité. C'est un fait, la facilité d'accès à internet et le peu de protection quant à certains contenus explicitement pornographiques ont changé la donne de l'éducation à la sexualité. Les jeunes d'aujourd'hui en savent bien plus à treize ans sur la sexualité que ceux d'il y a trente ou quarante ans au même âge. Mais ne nous y trompons pas.

S'ils ont accès plus facile aux contenus, ce n'est toujours qu'une approche fictionnelle de la sexualité qui est véhiculée. Car « faire du sexe » n'est pas vivre une sexualité. La sexualité est multiple et il est très important d'expliquer aux adolescents (et parfois jeunes adultes) que ce qu'ils voient sur des sites pornographiques ne correspond pas au réel. Une distinction entre fiction et réalité doit être rappelée (par les parents, médias, professionnels du monde scolaire et de la santé...) Cependant, malgré une certaine précocité ambiante il est à noter qu'au fil du temps, l'âge du premier rapport sexuel n'a pas ou que peu varié: toujours16 ans pour les garçons et 16/17 ans pour les filles. Les émois amoureux semblent se vivre encore loin des codes et des incitations pornographiques.

"50 nuances de Grey", un conte de fée(s) moderne(s)

Aussi la clé du succès de « 50 nuances de Grey » se trouve peut-être dans cette dialectique même, c'est-à-dire dans la faculté à redonner du « rêve » quelque peu transgressif et pimenté à toute une société désabusée. Pour ne pas dire désenchantée.

Avec ses penchants romantiques, sa trame narrative improbable et ses tendres baisers échangés entre deux évocations « dangereusement » sadomasochistes, l'intrigue redonne aux spectateurs ce je ne sais quoi d'ingénuité candide et d'inexpérience valorisée. Ingénuité qui ferait que tout est encore possible, que tout est encore curieusement désirable dans une inquiétante étrangeté digne des meilleurs contes de fées...

Croire à un conte de fée(s) moderne(s). Voilà certainement ce que permet « 50 nuances de Grey ».

Point de transgression, juste la sensation de (re)découvrir un monde excitatoire où l'idée même de la douleur devient contrat d'expérience en toute sécurité. Si le rôle principal masculin de Christian corrobore premièrement celui de Sean Connery dans le film « Pas de printemps pour Marnie », la profondeur du jeune héros moderne n'en reste (malheureusement?) qu'aux apparences. Puisque dans les nuances mêmes de la folie qu'il évoque en lui, aucune manifestation directe de sa pathologie (hormis quelques gouttes de transpiration durant 6 coups de cravache) ne pourra venir valider une quelconque perversion pourtant gravement déclarée dès le début du film. L'intrigue se veut avant tout fantasmatique et fabuleuse, au sens étymologique du terme.

Que disent donc la littérature et le cinéma érotiques actuels sur nos pratiques sexuelles d'aujourd'hui?

Au vu du succès planétaire du livre-film en question, l'on ne peut ignorer ce besoin jeune, mais aussi adulte (combien n'ont pas acheté le livre en question?) envers un romantisme imprégné d'une expérience « hard-soft ».

Car derrière le cadre SM (si peu développé au final) de ces 50 nuances, se niche un besoin d'amour et de sécurité. Thème majeur du film qui fait des deux personnages principaux, deux êtres en quête de confiance et d'attachement à recevoir, autant qu'à donner (d'où la métaphore du lien par les cordes avec le bondage suggéré).

Que peut donc vouloir dire le succès de « 50 nuances de Grey » dans notre société?

Cette trame narrative dit le désir d'un retour à l'espoir et aux croyances, quitte à retomber dans les clichés.

Cette trame narrative dit le désir d'une transgression. Transgression à l'origine de toute éducation sentimentale et sexuelle.

« 50 nuances de Grey » représente le parcours d'une initiation. L'initiation telle qu'elle est vécue à l'adolescence ou plus tard, lors d'une quête d'identité.

Romantisme « hard-secure » versus « créativité-SM »

Aussi, à travers « 50 nuances de Grey », la transgression sexuelle contemporaine surgit contre toute attente dans une vision romantique de type « hard-secure ». En d'autres termes, l'expérience d'approches sexuelles originales permet aux deux partenaires de tester au mieux les valeurs de leur « être amoureux », en tant que personne ou état. Les failles narcissiques, les personnalités « insécures » des deux personnages faisant de leur rencontre improbable une alchimie complémentaire attendue.

Mais le débat ne fut-il pas d'emblée faussé? N'a-t-on pas fait de « 50 nuances de Grey », l'avatar du porno chic actuel? Du « sm-soft » pour les couples souhaitant redonner une cure de jouvence à leur sexualité?

S'il est vrai que les ventes d'accessoires ont connu un essor considérable depuis la publication du livre (les images du film sont pourtant insignifiantes au vu du réel...), force est de constater que livre et cinéma érotique « grand public » ne riment pas avec littérature et créations érotiques d'initiés...

En la matière -pour ceux qui souhaiteraient appréhender sérieusement le domaine- quelques propositions d'auteurs et de réalisateurs issus de la « créativité SM » peuvent être étudiées (liste non exhaustive):

Pauline Réage: <em>Histoire d’O</em>

Auteurs et réalisateurs issus de la "créativité SM"

« 50 nuances de Grey à voir ou ne pas voir? »

Telle est (encore) la question?

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

50 Nuances de Grey

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.