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L'affaire David Desjardins: 50 nuances de gris

Les journalistes ferment leur trappe. Et les plus malhonnêtes jouent les vierges effarouchées et se drapent dans le drapeau de la vertu...
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Voici ma deuxième poussée de fièvre au sujet de l'affaire David Desjardins, à la suite de mon statut publié hier sur Facebook, qui a récolté bien des commentaires. Il sera ici question de ce qu'on reproche à David, soit d'avoir contrevenu au code de déontologie des journalistes en ayant cofondé une entreprise spécialisée en marketing de contenu.

En novembre 2013, au congrès de la FPJQ, j'ai assisté à un atelier dont le thème était «De l'info à la promo: 50 nuances de gris». Devant nous se trouvaient trois panelistes: l'éditrice et rédactrice en chef de L'Actualité, un journaliste économique du Soleil et la directrice de marque de Coup de Pouce, qui a aussi parlé de son expérience à Radio-Canada.

Les trois s'entendaient pour dire que le journalisme vivait des jours difficiles, étant donné la baisse du lectorat, l'effondrement des profits publicitaires et l'état de panique dans lequel se trouvaient les entreprises de presse. Les trois faisaient état (avec un peu de gêne, quand même) des pratiques qui avaient court dans leur propre salle de rédaction et ailleurs dans le monde des médias. Nous apprenions (oh, pas tant que ça...) que pour survivre bien des journaux et des magazines s'adonnaient à des formes déguisées de publireportages. Appelez ça «articles corporatifs», «contenu dirigé en fonction des annonceurs», «content marketing», «branded content», «cahiers spéciaux», comme vous voulez, les choses évoluaient ainsi. «Nous n'avons plus le luxe de faire semblant d'ignorer ce qui se fait», martelait un paneliste que je cite après avoir lu mes notes du congrès. Et nous devons «apprendre à danser le tango au dessus d'un volcan -- pour reprendre les paroles d'un autre -- sans trop perdre notre âme».

Pour citer Nathalie Collard, de La Presse, qui couvre chaque année le congrès: «Un tel atelier aurait été impensable il y dix ans dans le contexte d'un congrès de la FPJQ. Les journalistes auraient déchiré leur chemise à la simple évocation d'un contenu rédactionnel financé par un annonceur.» Mais en 2013, visiblement, les temps avaient changé.

Je citerai ici Simon Van Vliet, président de l'Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) au sujet de David Desjardins, à qui Le Devoir a retiré sa colonne, et la FPJQ, la carte de presse, parce qu'il n'aurait pas informé les instances qu'il faisait du marketing de contenu: «En matière de déontologie, les entreprises de presse ne sont pas exactement blanches comme neige, comme en témoignent l'importance grandissante que prennent les info-publicités dans les pages régulières ou les cahiers spéciaux de certains périodiques, et la place qu'occupent des contenus commandités sur les petits et grands écrans».

Le journalisme vivait des jours heureux quand les propriétaires des journaux et des magazines engrangeaient des profits mirobolants. Ces gens, en autant qu'ils soient de vrais éditeurs et non des imprimeurs de circulaires et autres feuilles de chou, se vantaient de publier des «reportages de fond» et de défendre la «liberté de presse».

Les publi-reportages

Quand ces propriétaires ont vu leurs profits fondre comme neige au soleil à l'arrivée du numérique, les grands principes de déontologie, auquel sont soumis pourtant tous leurs journalistes membres de la FPJQ, ont pris tranquillement le bord. Les propriétaires ont voulu engranger les mêmes profits, et les plus humains d'entre eux (il en reste) ont souhaité sauver des jobs. Comment faire? Un exemple: en sacrifiant à la publicité les pages Maison, Voyage, Cuisine, Déco, Auto, Beauté, Mode, Alouette (ce qu'on appelle le «soft news»), afin de permettre au «hard news», soit les reportages, les affaires sociales, la politique, l'économie et la couverture internationale, de continuer à exister et de rester crédible aux yeux des lecteurs.

Si on suit cette logique, il vaut mieux publier des recettes de porc pour que les Producteurs de cochon du Québec annoncent à pleine page dans la section Cuisine, que de plaire aux fabricants automobiles en censurant tout ce qui s'écrit sur les changements climatiques et les dangers liés aux énergies fossiles.

À l'heure où leur lectorat et leurs profits dégringolent à la vitesse grand V, les patrons de presse se moquent des grands principes auxquels tiennent la plupart des journalistes (oui, même ceux du «soft news»). Certains de mes distingués collègues, les plus forts, s'obstinent à tenir tête à leurs patrons, au risque de perdre leur job. D'autres ont la chance d'avoir un syndicat qui les protège et qui dépose des griefs auprès des hautes instances pour dénoncer la mince frontière qui existe désormais chez eux entre la promo et le contenu.

Que pensent la plupart des journalistes salariés et syndiqués de la manière qu'ont leurs patrons de gérer la décroissance? Ils sont dégoûtés, j'en suis sûre. Mais ils ne peuvent pas le dire ouvertement. Pas plus qu'ils ne peuvent défendre David Desjardins parce que ce serait reconnaître qu'ils ont perdu la guerre. Que le combat qu'ils mènent à l'interne est voué à l'échec. Et que le marketing de contenu est là pour rester.

Les journalistes ferment leur trappe. Et les plus malhonnêtes jouent les vierges effarouchées et se drapent dans le drapeau de la vertu (pour paraphraser Patrick Lagacé aujourd'hui dans La Presse). Eux ne donneraient jamais dans la pub comme David Desjardins, même s'ils gagnaient 200 $ par chronique. Eux feraient d'autres jobs pour payer leurs factures (genre réviser des thèses universitaires). «Tu fais de la publicité pour des condos, David? T'as trois strikes contre toi, mon bonhomme.»

Quel avenir pour les pigistes?

Je crois de toutes mes trippes qu'un journaliste ne devrait jamais flirter avec la pub ni avec le marketing. Mais comme c'est le cas d'un certain nombre en ce moment malheureusement, pourquoi la FPJQ enlève-t-elle la carte de membre à David Desjardins, alors qu'elle inquiète peu les entreprises qui dérogent aux codes qu'elle défend? Pourquoi ne soutient-elle pas les pigistes mal armés, mal rémunérés, alors qu'elle ramasse tous les ans leur cotisation annuelle? Je me le demande...

Je crois de toutes mes forces que l'intelligence et la pertinence du contenu, ainsi que la crédibilité de ceux qui le produisent, représentent le vrai et seul salut des entreprises de presse. Mais d'autres que moi pensent tout autrement. Ils croient, par exemple, que l'avenir des journalistes, c'est de travailler pour un magazine commandité par Mercedes ou American Express. Des marques prestigieuses qui, en dehors de ploguer leurs produits, aimeraient modifier leur image et faire une différence dans le monde en publiant d'excellents reportages rédigés par d'excellents journalistes.

Comme ça, disent ceux qui ne pensent pas comme moi, il y aurait moins d'hypocrisie. Moins de flou en ce qui a trait aux pratiques journalistiques. Et les lecteurs cesseraient de se faire passer un sapin. Ont-ils raison? Ont-ils tort? L'avenir le dira.

En attendant, plus personne ne veut payer pour du contenu. Comme je l'écrivais hier sur ma page Facebook, il y a quelques années, David a écrit à la pige pour ELLE Québec, où j'ai eu la chance de travailler pendant 15 ans. À ce moment-là, nous lui avions offert un excellent forfait, selon les tarifs prodigués par nous à l'époque, parce que David était un journaliste connu, doté d'un bel esprit d'analyse et d'une plume assez extraordinaire merci. Malheureusement, ce forfait -- même formidable à nos yeux -- ne lui aurait JAMAIS permis de gagner sa vie, même s'il avait écrit deux articles pour nous à tous les mois.

En 1985, alors que je commençais ma carrière de journaliste, je gagnais 100 $ le feuillet. De 1999 à 2014, époque où j'ai travaillé au magazine, nous offrions à un journaliste qui commence le même tarif, à quelques dollars près. Morale de l'histoire: en 30 ans, le tarif au feuillet d'un journaliste pigiste n'a pas grimpé d'une miette. Alors que l'indice des prix à la consommation, lui, a doublé, selon la Banque du Canada.

Pour ajouter à l'odieux, on exige maintenant des pigistes qu'ils signent des contrats les obligeant à céder leurs droits d'auteur sur Terre, Xéna et Alpha du Centaure, jusqu'à la fin de leurs jours et de notre civilisation. On publie le fruit de leur labeur sur une myriade de plateformes sans leur donner un sous de plus, et on encaisse les profits. Je citerai encore une fois Simon Van Vliet, président de l'Association des journalistes indépendants du Québec, dans une lettre publiée hier: «Selon un sondage mené en 2013 auprès des membres de l'AJIQ, les pigistes déclarent des revenus totaux avoisinant les 37 000 $ par année, dont un peu plus de 25 000 $ en moyenne proviennent du journalisme.»

La question que je me demande: David Desjardins se serait-il amusé à écrire des textes de marketing si le média pour lequel il travaillait -- et ceux pour lesquels il bosse encore au moment d'écrire ses lignes --, l'avait rémunéré de manière décente, alors qu'il est l'un des chroniqueurs les plus populaires au Québec, tout média confondu? David Desjardins aurait-il flirté avec la pub s'il avait pu gagner décemment sa vie en faisant le métier qu'il aime?

Comme disait quelqu'un hier sur ma page Facebook, «nous vivons dans une société qui archipaye ses médecins et ses plombiers, mais très peu ses professeurs et ses journalistes». Des métiers pourtant exigeant intellectuellement et humainement. Est-ce la société dans laquelle nous voulons vivre?

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Mai 2017

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