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Les Cégeps ou la communauté des têtes bien faites...

Malgré les lacunes ; malgré l'irrépressible mouvement à substituer dans l'enseignement supérieur l'acquisition d'une formation générale au profit d'une formation réputée garantir un emploi avant la sortie de l'école, le Cégep reste un des lieux privilégiés pour vivre le passage à l'âge adulte.
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Les Cégeps sont à bien des égards des symboles forts de la libération des intelligences. Ils offrent aux jeunes Québécois la possibilité d'une éducation de niveau supérieur, gratuite, riche d'un curriculum tablant sur la formation générale et dans un format on ne peut plus original.

En effet, on l'a souvent critiqué, mais l'originalité de l'ordre collégial et une de ses qualités magnifiques résident dans l'aménagement d'un espace-temps de deux à trois ans, où les jeunes gens font leur entrée dans la vie adulte. On a compris l'importance psychologique et académique de ce moment unique. Je suis encore émerveillé et je me sens toujours privilégié d'enseigner et d'appartenir à la communauté collégiale.

Je dis communauté, car au cœur de cette période volontairement délimitée se construit une sorte de cité avec son identité bien à elle. Ses couleurs sont celles de la quête de sens, de l'édification d'utopies nouvelles, de volonté de puissance s'accordant aux désirs de justice pour tous et de paix perpétuelle. Les élèves deviennent peu à peu des étudiants et les professeurs jouissent de l'immense avantage d'enseigner une discipline qu'ils aiment par le fait de l'avoir choisie. C'est une des conséquences d'appartenir au premier échelon de l'enseignement supérieur. Ainsi animé, le réseau collégial s'est développé comme un archipel, dont chaque institution est une île, organisée en cité. Il s'agit d'un archipel des savoirs, où l'on mise sur l'édification d'une culture générale signifiante. Celle-ci est le fondement et la finalité de cet ordre d'enseignement, du moins dans l'intention de ses initiateurs.

La culture générale est une culture produisant l'unité, elle forme l'esprit et elle construit une tête bien faite plutôt que bien pleine comme le soulignait déjà Montaigne. Elle fait émerger l'esprit de finesse par la fréquentation d'une éducation libérale dont le principe vivificateur conduit à la recherche du vrai, du bien et du beau. De bien belles paroles dites-vous et séduisantes à lire, mais au fond plus édifiantes qu'efficientes ? Pourtant le secret de la formation collégiale et sa force résident précisément ici. Les techniciens, formés via le secteur professionnel, sont réputés parmi les meilleurs au monde et c'est une des ressources humaines les plus exportée par-delà nos frontières.

Le hic, pour bien comprendre mon point de vue, consiste à attribuer le succès à sa juste cause. Elle dépasse largement les seuls acquis techniques. Loin de moi, l'idée de douter de la qualité des formations techniques et de ses formateurs, mais toute la différence entre un bon informaticien et un excellent ; entre une bonne infirmière et une très bonne ; entre un bon éducateur spécialisé et un meilleur réside dans la fréquentation assidue des disciplines porteuses de la formation générale, particulièrement de la philosophie. Vous doutez ? Ça se comprend. En fait, mon idée repose sur le principe que les bénéfices de la formation fondamentale ne sont pas - ou rarement - perceptibles dans l'immédiat.

En réalité, les bienfaits sont visibles, mais toujours un peu plus tard. Je n'oublierai jamais cette rencontre avec un ancien étudiant en informatique de mon institution. Il était programmeur, l'un des meilleurs de sa discipline. Peu après ses études, on l'avait recruté et très rapidement il avait acquis une solide réputation. On disait de lui qu'il avait le génie de monter des programmes complexes en usant des structures les plus simples. Il était perçu comme un virtuose de l'architecture informatique. Devant les jeunes et les professeurs réunis pour entendre les raisons de ses performances éclatantes, il témoigna sans ambages qu'il devait tout à la lecture de Platon. Consternation et perplexité étaient visibles sur les visages des personnes présentes. Cependant, et assez rapidement, on assista à une conversion des attitudes qui laissa place à l'admiration. Le jeune programmeur décrivit son parcours, le chemin l'ayant conduit à sa compétence.

Lire Platon et en discuter avec ses professeurs de philosophie et ses confrères avaient délié son esprit. Il vantait les mérites de l'enquête appliquée à la recherche de compréhension des idées exprimées dans le texte, la distinction des niveaux de lecture, le repérage des incohérences et des paradoxes, l'art de les débusquer comme celui de chercher à les résoudre. Selon lui, cette hygiène intellectuelle avait induit une souplesse effective dans la manière d'appréhender et de résoudre les questions de son champ d'activités professionnelles. En prime, il ne tarissait pas d'éloges à l'égard d'autres bénéfices collatéraux : ceux du questionnement sur les conditions d'une bonne vie, sur le sens de l'aventure humaine, sur les grandeurs et les misères de la vie en société. Il disait continuer de fréquenter les grands auteurs par la lecture et y voyait une influence positive. C'était une sorte de pivot structurant sa vie de programmeur et sa vie de citoyen. Les professeurs vous le diront, il ne manque pas d'anecdotes du genre. Elles sont récoltées au fil des rencontres avec d'anciens étudiants.

À l'heure où certains prospects de la classe politique de demain réclament l'abolition des Cégeps, je dis que cet ordre d'enseignement original et fécond doit maintenir les savoirs à l'honneur. Au sein de l'archipel des collèges, les communautés formées ont intérêt à encourager les professeurs dans le perfectionnement de leur champ d'études respectif, tout en favorisant les occasions de dialogue entre pairs. Mais attention, je parle ici d'un dialogue amical axé sur les finalités décrites par J-H Newman dans son Idée de l'Université, visant à élever le niveau intellectuel, à remettre en question l'opinion, à purifier le goût, à donner de vrais sujets à l'enthousiasme d'apprendre et de comprendre. Ce partage entre pairs se transmet inévitablement dans la classe par la suite. Vœux pieux que cela ! Pas tout à fait, car il existe déjà dans certains collèges des initiatives intéressantes à propager.

Je pense à ces groupes de lectures, où de façon informelle des professeurs discutent autour, par exemple, d'une œuvre marquante du fond culturel occidental. On y rencontre des enseignants de physique, de littérature, de philosophie, de techniques informatiques échangeant autour d'une pièce de Sophocle ou de l'essai de Stephen Hawking, Une brève histoire du temps. Il y a quelques années, dans mon collège, on avait mis sur pied le projet arrimage. Une des particularités de cette heureuse initiative permettait ce genre d'échanges. Je me souviens avoir discuté de l'Allégorie de la caverne de Platon avec mes collègues d'informatique, de littérature, d'arts plastiques et de graphisme. L'enthousiasme était au rendez-vous et l'exercice a eu un effet des plus stimulants, d'abord entre nous et avec nos étudiants.

Le réseau collégial traverse le temps et pourvoit une solide formation aux jeunes. Malgré les lacunes ; malgré l'irrépressible mouvement à substituer dans l'enseignement supérieur l'acquisition d'une formation générale au profit d'une formation réputée garantir un emploi avant la sortie de l'école, le Cégep reste un des lieux privilégiés pour vivre le passage à l'âge adulte. Je lui souhaite longue vie et le meilleur pour les années à venir.

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Avril 2018

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